A Bobigny, radiographie d’un malaise

Source Télérama

Suppression d’effectifs, restriction budgétaire… L’hôpital Avicenne, en Seine-Saint-Denis, est au bord de l’implosion.

Photo : William Daniels pour Télérama

« A l’hôpital Avicenne, nous sommes dans la tranchée, en première ligne, mais avec des pétoires ! » Malgré son air sarcastique, le Pr Jean-François Morère n’a guère envie de plaisanter. Il nous invite dans la grande salle de réunion de son service de cancérologie. Charme désuet, boiseries années 1970 et grand écran plasma pour les visioconférences. Le cancérologue, qui dirige l’important service d’oncologie, à Bobigny, sur les traces de son ancien « patron », le célèbre Pr Lucien Israël, se reprend : « Je ne veux pas paraître trop négatif… Ce qui est sûr, c’est qu’ici le terme de service public prend tout son sens. » L’état sanitaire de la Seine-Saint-Denis est effectivement l’un des plus alarmants de France : « Surmortalité… Taux de cancers supérieur à la moyenne… Obésité… Le tout dans un département où le revenu moyen est inférieur de moitié à celui d’un Parisien. » Ici, à Bobigny, la notion de service public n’est pas une abstraction. Elle signifie soigner tout le monde, en situation régulière ou non (le département compte des dizaines de milliers de sans-papiers), avec ou sans revenu. Offrir à chacun la même qualité de soin.

« Le service public, c’est un idéal », nous ont dit avec conviction les médecins, infirmiers et aides-soignants que nous avons rencontrés tout au long de cette enquête. Sans doute parce qu’ils sentent que l’urgence est grande et que l’hôpital public est en danger. Voilà pour l’engagement, indéniable, de la majorité du personnel, soit 450 médecins et internes, 470 infirmiers, 1 250 employés administratifs et autres. Pour l’exercice au quotidien, c’est une autre histoire : « On a tellement réduit les effectifs qu’on est sur un fil, constate le Pr Morère. Comme on manque dramatiquement de brancardiers, c’est souvent l’étudiant en médecine qui s’y colle. » Son collègue Olivier Bouchaud, chef du service des maladies infectieuses et tropicales (vingt-deux lits dont cinq à six patients, en moyenne, atteints de tuberculose, une maladie extrêmement rare dans notre pays), n’est pas plus rassurant : « Je ne suis pas tranquille quand je quitte l’hôpital, le soir, avec une seule infirmière – parfois intérimaire – pour l’équipe de nuit. » Luc Elyovics, infirmier et militant syndical à Sud, avoue ne plus pouvoir faire son métier comme il le voudrait : « Je n’ai plus le temps de faire du relationnel avec les patients. Je ne suis plus infirmier, je suis maltraitant : « Bonjour, vous allez bien, je vous pique, au revoir ! » » Pas facile, d’ailleurs, de recruter quand on sait qu’un(e) infirmier(e), avec son bac + 3, démarre autour de 1 500 € net par mois, en cumulant week-ends et jours fériés…Avicenne est au bord de l’implosion. Avec ses 550 lits et ses 180 000 consultations annuelles, l’hôpital possède des équipements hyper­sophistiqués, ce qui ne l’empêche pas de tourner « avec des bouts de ficelle », comme dit le jeune médecin Thibault Le Gourrierec. « L’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), qui regroupe 37 hôpitaux et emploie plus de 90 000 personnes, est présentée à l’extérieur comme à la pointe de la recherche scientifique, dit cet urgentiste de 32 ans. Ce n’est pas faux. Mais c’est la façade. Derrière, on rame tous au quotidien. »

17 heures, un lundi du mois de janvier : 82 patients ont déjà passé le sas des urgences depuis la nuit. Une petite minorité vient pour des bobos : 10 à 20 % repartent aussitôt après la consultation. Le Pr Frédéric Adnet, qui dirige ce service avec la foi du charbonnier, regarde les cas urgents sur l’ordinateur qui mouline péniblement : deux traumatismes crâniens dont un dû à une agression. Un trouble du rythme cardiaque. Des urgences de cancérologie (« on voit arriver des patients en stade avancé qui découvrent leur cancer chez nous car ils n’ont pas consulté auparavant ») et aussi de pneumologie.

Le Pr Adnet fait volontiers visiter son service, n’oubliant pas au passage la porte d’accès en verre étoilé, pas réparée depuis un an, et les brancards cassés dont les barrières sont rafistolées avec du plâtre ; il peste contre cette salle commune où les patients sont séparés par des bâches de couleur beige : voilà deux ans qu’il demande, en vain, que des cloisons soient posées. Et les WC ! Les urgences en comptent un pour les visiteurs en salle d’attente et un seul pour les malades, alors que cent personnes transitent ici chaque jour. Pour le nettoyage, c’est deux fois par jour. Une fois le matin, une fois le soir. Terminé. Il y a bien longtemps que l’hôpital ne dispose plus de son personnel de nettoyage. Une société privée assure l’entretien « et si une compresse ou du sang tombe sur le sol, comme dit Thibault Le Gourrierec, c’est au personnel des urgences de nettoyer ».

Les urgences d’Avicenne ne datent pourtant pas de 1935, date de la construction de cet hôpital réservé initialement aux « indigènes » franco-musulmans. Le service est même plutôt spacieux, mais, de l’avis de tous, la moindre demande de travaux s’enlise dans le maelström bureaucratique de l’Assistance publique. Les médecins hospitaliers en colère pointent la dernière réforme, la loi dite HPST (Hôpital, patients, santé, territoires) défendue en 2008-2009 par la ministre Roselyne Bachelot, mais pas seulement : « C’est toute une mécanique qui s’est mise en place depuis une dizaine d’années, au gré des multiples réformes qui n’ont cessé de se succéder, explique le Pr Adnet. Désormais, l’organisation de l’hôpital public n’est plus centrée sur le malade mais sur la logique comptable. On ne nous parle plus que de parts de marché à gagner, d’optimisation des recettes et d’efficience. On a complètement changé de paradigme ; la santé devient un bien marchand comme les autres. »

Cette course à « l’efficience » se traduit par des tableaux d’activité qui sont adressés, chaque mois, aux médecins responsables d’un secteur. La direction de l’hôpital mesure l’activité d’un service, un peu comme l’Audimat mesure l’audience des chaînes de télé : nombre d’admis­sions, durée moyenne de séjour, taux d’occupation des lits… « Ça ne me choque pas en soi qu’on évalue notre activité, mais tout dépend quelles conséquences on en tire », note le Pr Bouchaud. « Une santé qui coûte moins cher ? Je peux l’entendre, rétorque son collègue Frédéric Adnet. Mais pas au détriment de la qualité des soins. L’administration de l’hôpital m’a dérangé un jour où j’étais chez moi pour m’annoncer que mes statistiques étaient mauvaises. Que j’étais, dans tel secteur, en grand déficit ! »

La majorité des médecins d’Avicenne craignent qu’une logique d’hôpital-entreprise s’installe durablement, ruinant, à terme, l’idée de service public. Que cette logique avance au nom de la rationalisation des coûts et d’une meilleure organisation est d’ailleurs très vicieux, car personne ne nie les dysfonctionnements actuels de l’hôpital public. Défauts d’organisation et manque de personnel se conjuguent, pour le pire. Même chose pour les équipements haut de gamme d’Avicenne, qui fonctionnent au ralenti : un scanner seulement sur deux tourne à plein régime et l’IRM, l’équipement d’imagerie médicale si indispensable, ne fonctionne pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre mais seulement dix à douze heures par jour, faute de personnel suffisamment formé. Ajoutez à cela les problèmes d’organisation liés aux trente-cinq heures et aux congés que les salariés n’ont plus le temps de prendre (1,3 million de jours dus sur l’ensemble de l’AP-HP !) et vous avez un personnel à bout de nerfs.

Alors tous les regards, à Avicenne comme ailleurs, se tournent vers le directeur de l’hôpital, « le seul patron », comme dit Nicolas Sarkozy, qui a souhaité, avec la loi HPST, déplacer le pouvoir des médecins vers la direction de l’établissement et la gestion. La « patronne », en l’occurrence Mme Dominique de Wilde, est une femme énergique qui ne provoque guère d’éruptions cutanées dans le corps médical car elle a eu l’intelligence de ne pas l’attaquer de front. N’empêche, dans son bureau qui ressemble à une cabane de chantier (du provisoire qui dure depuis des années), elle doit appliquer une politique, serrer la vis et réduire les déficits : 17,8 millions d’euros en 2009, 13 millions en 2010, et un plan d’économie encore plus dur pour 2011, d’après les dernières consignes qui sont tombées de l’avenue Victoria, à Paris, siège de l’AP-HP. Développer l’activité ? « On a des marges de progression certaines, surtout en oncologie », rétorque Mme de Wilde. Mais où tailler dans le budget sinon dans les salaires quand on sait qu’ils représentent 70 % des dépenses ? Face aux craintes de réduction d’effectifs – Avicenne est déjà sur la corde raide pour le nombre d’infirmiers et en manque criant pour les aides-soignants –, la directrice nous répond… qu’elle « n’a pas le droit de communiquer sur les effectifs ».

Mme de Wilde qui, dans le cadre du regroupement des établissements, gère, en plus d’Avicenne, l’hôpital de Bondy et celui de Sevran, est-elle ce super patron décrit par la loi ou un fusible aux mains de la tutelle ? Les signaux qui arrivent depuis quelques semaines de la nouvelle direction de l’AP-HP – toujours plus de productivité, toujours plus de rentabilité – sont très inquiétants. Liée à son obligation de réserve, Mme de Wilde (qui touche une prime d’intéressement annuelle en fonction des performances de ses hôpitaux) ne veut pas s’épancher sur les tares du système. Elle préfère parler des bouleversements de la médecine au XXIe siècle : travail en équipe, extinction du système mandarinal, développement de la médecine ambulatoire, etc. Sous pression de sa direction, elle s’interroge aussi sur « la culture redoutable de l’arrêt de travail » qui sévit, dit-elle, à Avicenne, comme dans les autres hôpitaux parisiens. Carole Soulay, du syndicat Sud, ne nie pas que les arrêts maladie de courte durée explosent depuis quelques années. Mais elle a son explication : « C’est devenu l’un des moyens d’exprimer son ras-le-bol. »

Avicenne, hôpital sentinelle avec sa population majoritairement défavorisée, est aux avant-postes des besoins de santé publique. Aura-t-il demain les moyens de fonctionner ?

« J’espère faire ma carrière aux urgences. Il y existe un vrai esprit de famille. Tout le monde se serre les coudes », dit Thibault Le Gourrierec, qui gagne 3 280 € net par mois, sans les gardes, pour quarante-huit heures par semaine. Dans le privé, il augmenterait facilement son salaire. « Avec l’hôpital public, la société dispose d’un superbe outil. J’ai envie de dire aux politiques : ne le cassez pas ! clame le jeune docteur. Assistance publique : ces deux mots ont encore du sens pour moi. C’est mon côté utopiste. Je suis fier et content d’y bosser. Mais à force de nous user… »

Thierry Leclère

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