Source CSP : Le sang des pauvres
C’est une simple feuille de papier pliée dans une enveloppe, qu’on déplie en sautant un battement de cœur. On a beau savoir qu’on a été soit sage comme une image soit qu’on s’est toujours rigoureusement protégé – c’est mon cas, se protéger je veux dire, sage, bon… – on sait que le seul mot qu’on va lire va influencer lourdement toutes les années qui restent.
– Sérodiagnostic HIV1 et HIV2 : négatif
Pfou.
La journée qui s’ensuit est d’une légèreté toute particulière.
C’était la semaine dernière et dans les jours qui ont suivis s’est imposée à moi une sorte de logique : mon sang étant hors de toute contamination ou altération, avec des résultats qui crèvent les plafonds en terme de taux de globules – le sang de CSP est logiquement riche et onctueux comme de la crème liquide, en doutiez-vous ? – et étant qui plus est donneur universel, il fallait que je pose un acte de reconnaissance, en quelque sorte. Partant, je suis allé donner mon sang manière d’être redevable à la communauté. Voilà.
Et c’est en cherchant un centre de don que je suis tombé sur la nouvelle, passée inaperçue dans la frénésie d’actualité du moment alors qu’elle est pourtant lourdes de risques et conséquences, et en même temps tellement dans la logique perverse de l’époque : la perte de monopole de l’EFS dans le don de sang, traduction : le début de l’ouverture la concurrence dans le marché des produits sanguins avec la possibilité d’en arriver à des dons de sang rémunérés.
Il suffit d’un rapide survol de ce qui se pratique dans les pays qui rémunèrent le don de sang pour en avoir un début de malaise : en substance, venez tel jour à telle heure et votre don sera rémunéré environ 50 euros. Et 50 boules en des temps de crise systémique et de chômage de masse, ce n’est pas rien. De là à tout de suite voir que ça pourrait donner l’idée d’un complément de revenus trop bas, il n y a qu’un pas que le paupérisme obligera beaucoup à franchir.
Car qui seront les premiers à vendre leur fluides ? Les pauvres. Les crevards. Les fins de droits, les mères célibataires qui galèrent seules pour s’en sortir. Ceux qui souffrent le plus. 50€ et une collation gratuite ? Dans un pays à plus de 8 millions de personnes en dessous du seuil de pauvreté, on est certain de renouveler très vite les stocks. Mettons les sottes considérations éthiques de côté et extrayons des crevards jusqu’à la dernière goutte, dans le sens le plus littéral du terme. Pendant qu’on papotait avec l’infirmière qui me faisait la piqûre, celle-ci disait à demi-mot qu’ils commençaient déjà à voir des gens venir faire un don rien que pour manger ensuite. Oui, on en est là, en France, en 2015, dans un pays censé être une puissance mondiale. Des gens commencent à venir donner leur sang parce que ensuite on peut manger gratuitement. Et parti comme on est, ça va encore empirer.
On entend déjà les couinements de la secte néolibérale soutenant mordicus que du sang de pauvre c’est mieux que pas de sang du tout et mettant en avant le caractère « incitatif » de la rémunération – traduire : meugler « pognoooooon, pognonnnnnnn » et ça va résoudre tout d’un coup de baguette magique de la main invisible, le libéralisme étant fondamentalement un paralogisme entièrement basé sur une pensée magique hors de tout cadre rationnel – et chantant les louanges d’une roborative « ouverture à la concurrence », le monopole ouvrant de fait la voie aux miradors des goulags,quand je vous dis qu’à a affaire à des fous délirants, à la fin.
Mais citons dans le texte un de ces laudateurs du tout marché, concernant la commercialisation du sang :
« dans ce marché qui va devenir concurrentiel, il faut se doter des outils permettant de gagner. Il faut d’abord des produits de haute qualité, correspondant aux besoins des malades : l’innovation est un facteur clé et justifie les investissements considérables réalisés avec succès depuis quelques années (…). Il faut enfin être capable de vendre ces produits, et nous nous trouvons devant une échéance redoutable : ayant toujours privilégié les relais de distribution non-profit, la transfusion sanguine française n’a pas actuellement de forces commerciales«
C’est beau comme un manuel de management d’HEC.
Oh, l’auteur de cette mirifique prose ?
Le docteur Michel Garretta. En 1989. Oui, le docteur Garretta de l’effrayant scandale du sang contaminé.
Mais c’était dans les années 80 n’est-ce pas, depuis on est passé à une économie de marché responsable et de telle dérives sont inenvisageables.
N’est-ce pas ?
C’est quand même curieux que dés qu’un commence à tirer sur le fil de quelque chose de déplaisant on en arrive systématiquement au gros pull sale du néolibéralisme.
Et quand on a les yeux pour voir, cette affaire de perte de monopole est présenté de manière fort pimpante et anodine, mais porte des sous-vêtements on ne peut plus douteux.
Que le don de sang en France ne soit pas l’acmé universel nul ne le prétend, il suffit de voir son incompréhensible interdiction aux homosexuels. Ceux-ci peuvent désormais se marier mais donner leurs plaquettes ? Faudrait pas déconner. C’est illogique, ça n’a aucun sens et il est plus que temps que les pouvoirs publics règlent cette aberration.
Toutefois la gratuité, de ce don, est à jalousement préserver, comme l’explique fort bien l’EFS lui-même. C’est un choix de société entre l’éthique du partage commun contre la barbarie de la marchandisation. Et ça va même plus loin encore.
Racontant mon don sur Twitter, j’ai été interpellé sur le ton de la plaisanterie par une personne me demandant si ça ne me dérangeait pas que mon sang allait pouvoir servir à un militant UMP, ou un banquier, ou quelqu’un de déplaisant en général. Je répondis que je n’avais pas à choisir, et que ce sang – riche et onctueux – ira à qui en aura besoin. Je ne choisis pas et n’aie pas à choisir.
Ça s’appelle l’égalité et, au fait : c’est de gauche.