Source: frituremag.info
21 janvier 2010, par Christophe Abramovsky
La souffrance au travail est devenue depuis quelques années un thème de préoccupation. Pourquoi l’émergence d’une telle problématique aujourd’hui ?
Tout d’abord une précision sur l’emploi de ce terme de souffrance au travail. Il s’agit d’une forme particulière de ce que l’on nomme plus généralement « souffrance sociale » et qui sert à caractériser une expérience sociale négative caractéristique de notre temps ici liée aux nouvelles formes de travail. Autrement dit, Si cette souffrance s’exprime ou est repérée à un niveau individuel, elle réfère avant tout à des causes sociales. Elle désigne la dimension proprement sociale d’atteintes subjectives qui peuvent relever de la souffrance à proprement parler vécue par l’individu.
Dans le domaine du travail aujourd’hui, cette souffrance doit donc être mise en lien avec un contexte social marqué par des transformations profondes de règles, de normes et de valeurs, avec une évolution significative des espaces productifs du capitalisme et de nouvelles formes de régulation sociale qui se mettent en place. Les conséquences sur la santé d’un tel contexte sont multiples, symptômes d’un processus plus global de précarisation du travail et d’une institutionnalisation de l’instabilité. Individualisation des rapports sociaux de travail, développement des contrats précaires, flexibilisation de l’emploi, intensification du travail, quelques caractéristiques qui expriment là l’émergence d’un nouveau modèle. R. Castel, sociologue, parle de « précariat » pour situer ce phénomène concret dans le monde du travail où il apparaît qu’une condition de vulnérabilité qui auparavant ne constituait qu’une étape dans un parcours social et professionnel, s’impose de plus en plus comme un état paradoxal de permanence dans l’incertitude.
Quelles sont les manifestations de la souffrance que l’on rencontre le plus fréquemment dans les entreprises ?
Précarisation des statuts mais également des contenus de travail, avec notamment la promotion d’un travail axé sur la prise de risque, l’incertitude, voire la menace marquent de plus en plus le quotidien de nombres de personnes. Des enquêtes montrent que le sentiment d’insécurité au travail tend à se développer. Voici pour les manifestations les plus prégnantes, mais pour situer ce phénomène de manière plus générale, je reprendrais ici les définitions de l’INSEE qui s’accordent pour mettre en avant quatre catégories de pathologies et maladies professionnelles, comme les malaises liés à l’environnement (toxicité, etc.), les pathologies de surcharge physique liées aux charges, mouvements répétitifs, dont les plus connus sont les troubles musculo-squelettiques, des pathologies psychologiques : on parle de stress au travail, de « burn-out » (épuisement professionnel dû à une fatigue extrême liée à une insatisfaction vis-à-vis des résultats de son travail), de surmenage lié à l’hyperactivité professionnelle, enfin, la pression, voire le harcèlement moral comme manifestation de violence au travail, en lien avec les rapports hiérarchiques.
Depuis les années 90, de nouveaux modèles de gestion et de management ont fait leur apparition. Pensez-vous qu’ils sont à l’origine des risques psycho-sociaux actuels ?
Ils participent de ce phénomène, mais n’en sont pas l’unique facteur. Dans la définition de ces pathologies que je viens d’énoncer, il y a aussi l’idée que c’est la conjonction de différents facteurs qui peuvent participer à l’émergence de situations à risques. Il y a les facteurs liés aux conditions de travail, comme les rythmes et les charges de travail imposés par la réduction des temps d’exécution, l’accélération des cadences avec des objectifs plus élevés ou une forte exigence qualitative, des caractéristiques de la tâche peu valorisantes (peu d’autonomie, tâches répétitives..) ; ceux liés au statut dans l’emploi qui entraine un sentiment de précarité et d’incertitude, des facteurs liés aux rapports de travail dans l’entreprise, à la nature des relations sociales et hiérarchiques avec des contrôles accrus de type informatisés, des facteurs lié à l’organisation du travail.
Le modèle d’organisation gestionnaire et les nouvelles formes de management convoquent de plus en plus des formes organisationnelles spécifiques, que ce soit dans le monde de l’entreprise que du service public, ceci en relation avec la production de « normes d’idéal », pour reprendre les termes d’une sociologue travaillant sur ces questions. Ces normes tendent à fragiliser les univers de travail des salariés. Elles restent en effet des prescriptions idéales fabriquées par des experts enfermés dans leur domaine et leur spécialité, coupés bien souvent des réalités de terrain et donc irréalistes dans leur mise en pratique. Se créée ainsi une tension entre la norme et l’activité possible, tension subjective vécue par les individus chargés de l’application de cette norme. Dans un tel contexte socio-organisationnel, ce sont donc les sujets aux différents niveaux de l’organisation qui sont conduits à prendre sur eux les contradictions d’un tel système, sans reconnaissance aucune.
Autre caractéristique forte : ces modèles de prescription gestionnaire visent toujours plus de rentabilité. Ce sont en effet des schémas d’organisation qui privilégient l’excellence, la performance, le culte de l’urgence et rendent donc les malaises dans l’organisation plus saillants. Les qualités professionnelles reposent désormais sur la mobilisation des capacités de résistance : savoir gérer le risque, la pression, les situations de stress, qui obligent à puiser toujours plus dans ses ressources personnelles. Enfin, nous avons affaire à un principe organisationnel qui provoque la souffrance individuelle mais qui en même temps en construit son déni. Les salariés comme les travailleurs indépendants sont soumis à des impératifs de réussite tout en étant sans cesse menacés d’échec d’un point de vue individuel. Ce système de pression caractérise le management et les contraintes organisationnelles actuelles. On réduit les temps d’exécution, on accélère les cadences, obligeant à faire face de plus en plus vite, seul, à des objectifs de plus en plus élevés.
Les suicides dans les lieux de travail représentent-ils une situation d’exception ou le paroxysme d’une organisation du travail qui atteint ses limites ?
En clair, et plus globalement ce dont il est question ici c’est d’un système paradoxal dans lequel la souffrance sociale grandit, le sentiment d’impuissance collective et personnelle également. La disproportion entre la puissance de la contrainte organisationnelle et la réalité individuelle, la charge qui pèse sur l’individu et ce qu’il est en mesure de faire peut produire des situations dramatiques au travail et hors travail. D’autant plus que dans ce type de situations, l’individu est renvoyé à lui-même et à sa capacité de prendre sur lui le coût de cette situation. Les voies de règlement par la psychologisation des problèmes de souffrance, en déplaçant la question de la responsabilité de l’organisation vers les individus, évite de fait de poser la question de l’organisation maltraitante. En quoi cette souffrance au travail rend-elle compte de la centralité du travail dans notre société ? Le travail pour l’individu, c’est déjà une rémunération et donc un moyen de survie. Mais, s’il y a la part objective du travail inscrite dans des rapports sociaux identifiables, il y a aussi la part subjective qui produit des sociabilités, du lien social, de la construction de soi comme sujet, indispensable à l’identité sociale. C’est donc à tout égard un enjeu d’émancipation. C’est à l’heure actuelle ces aspects qui sont fortement touchés quand l’on voit avec quel mépris est tenu le travail aujourd’hui.