Poème tiré du blog d’une infirmière du CHU: http://lafillepasage.blogspot.com/
Le zèle.
Et oublier de vivre.
Je travaille dans un service où l’on ne s’arrête pas.
Où il est mal vu de s’arrêter.
Très mal vu.
Par l’encadrement.
Mais aussi par les collègues.
Pression sur pression multipliée par pression.
On appelle ça « l’esprit d’équipe ».
Pour ne pas faire peser le poids de son absence sur ses collègues on vient travailler.
Coute que coute.
Malade.
On travaille avec un masque.
Avec de la fièvre.
Avec une immense fatigue.
Mais on travaille.
Si on s’arrête ?
Là, ça jase.
« Elle exagère. Elle est pas si malade que ça. Nous aussi on est fatigués, mais on s’arrête pas pour autant»
Le zèle.
L’excès de zèle.
Pour qui ?
Pour quoi ?
En quel honneur ?
Belle ambiance encouragée par la direction.
Par toutes les directions.
Qui vous sort des chiffres.
Qui reprend vos plannings.
« L’année dernière à cette époque aussi vous vous êtes arrêtée. J’ai vos plannings sous les yeux . L’année prochaine à cette époque faudra prendre des fortifiants, des vitamines, vous demanderez ça à votre médecin ».
Ben tiens.
La souffrance au travail, ça n’existe pas, n’est-ce pas ?
La vie privée, ça n’existe pas.
La fatigue, ça n’existe pas.
L’épuisement, ça n’existe pas.
Ben non.
De tous ces mots on fait des chiffres, des statistiques, et des pourcentages.
Interdit d’être fragile.
Interdit d’être plus fragile que d’autres.
Interdit de ne plus en pouvoir.
Interdit d’atteindre la limite.
Où est la limite ?
Chacun porte la sienne.
La limite, c’est une chose intime et personnelle.
Chacun la sienne.
Il y a soi.
Et il y a les autres.
Jusqu’à quel point pour vivre bien avec « les autres » peux-t-on s’oublier soi-même.
Jusqu’à en faire pâtir ses proches.
Ceux-là même qui vous aiment, qui vous voient souffrir, peiner, ramer.
Ceux-là même qui subissent votre ras-le-bol, votre fatigue, en explosion de nerfs à vifs, en santé qui petit à petit se délite, s’effiloche…
Dans un pays que l’on croit civilisé, c’est la norme au travail.
Marche ou crève.
Parce que notation.
Parce que chômage.
Parce que « T’as de la chance de travailler, y’en a qui n’ont pas cette chance ».
Terrible glissement sémantique.
Travailler n’est pas une chance.
Travailler est un droit.
Et être en bonne santé est un droit aussi.
Alors à moment donné, il faut savoir s’arrêter.
Faire une pause.
Certes, on vous le reprochera.
On parlera dans votre dos.
On vous traitera de tire-au flanc.
Mais ça sera bon pour vous.
Et bon pour les vôtres.
Car ce sont ceux-là qui méritent que le rose vous revienne aux joues.
Ce sont ceux-là qui méritent que le sommeil vous revienne.
Ce sont ceux-là qui méritent votre apaisement, votre bonne humeur, votre appétit de vivre.
Vos proches.
Ceux qui vous aiment.
Ceux qui s’inquiètent pour vous.
Vos enfants, vos femmes, vos époux, vos compagnons du quotidien, vos amis, vos vrais amis.
Ceux qui ne sont ni vos chefs, ni vos collègues.
Parce que le temps qui passe ne nous est pas rendu.
Il ne revient pas.
Et qu’il ne faudrait pas se réveiller un matin, et réaliser qu’il est trop tard.
Qu’on a donné à ceux qui ne le méritaient pas.
Et pris à ceux qui le méritaient tant.