Ce jour-là, Vicky se rend pour la première fois dans la toute nouvelle clinique de médecins bénévoles de Korydallos, une commune des quartiers sud-ouest de la métropole athénienne. Cette dame de 49 ans vient consulter, gratuitement, le cardiologue, mais surtout, faire ses premiers pas auprès des bénévoles du secrétariat. « Il vaut mieux ça que rester enfermé tout seul chez soi…»
La clinique a ouvert ses portes il y a un mois, à l’initiative de citoyens de Korydallos et des communes voisines. Elle accueille tous les patients qui ont perdu leurs droits à la Sécurité sociale. Et ils sont nombreux, dans cette commune où le taux de chômage est bien au-dessus des moyennes nationales. En Grèce, au bout d’un an sans emploi, on perd non seulement ses droits aux allocations chômage, mais aussi sa couverture sociale. De plus, de très nombreux commerçants ou auto-entrepreneurs ne parviennent plus à payer leurs cotisations à la caisse d’assurance sociale des travailleurs indépendants – cotisations qui s’élèvent à environ 400 euros mensuels pour une personne.
C’est le cas de Vicky, acculée à la fermeture de sa boutique de vêtements il y a trois ans. En réalité, elle n’a jamais pu procéder à la liquidation de sa micro-entreprise, déjà endettée à l’époque auprès des impôts et de sa caisse d’assurance sociale : impossible de fermer les comptes dans ces conditions. Depuis, ses dettes ont explosé : Vicky doit aujourd’hui plus de 10 000 euros à sa caisse d’assurance, et tant qu’elle ne s’acquittera pas de cette somme, elle ne pourra prétendre au carnet de « protection sociale » – ce statut qui, sous certaines conditions très restrictives, permet aux plus démunis d’être pris en charge par le système national de santé.
« C’est absurde : si je pouvais payer mes cotisations, je n’en aurais pas besoin, de ce carnet ! C’est justement ma situation d’endettement qui fait que j’en ai besoin. » Vicky n’a pas non plus réglé ses factures d’électricité depuis trois ans. L’an dernier, elle a passé, avec son mari et sa fille de onze ans, six mois sans électricité. « Plusieurs fois, nous avions rétabli le courant illégalement, jusqu’à ce que la DEI (l’équivalent de EDF en Grèce– ndlr) nous coupe les câbles. » Un électricien bénévole est venu rebrancher le courant en décembre – une pratique fréquente à Korydallos, où de nombreux foyers ont été privés de courant, faut d’avoir réglé leurs factures. Or c’est via ces mêmes factures que le gouvernement a décidé, l’an dernier, de prélever un nouvel impôt immobilier : autant de revenus fiscaux qui ne rentrent pas dans les caisses de l’État…
« On nous force à vivre illégalement, à devenir des fraudeurs fiscaux, lâche Vicky. On nous dit que tout cela, c’est pour éviter la faillite de l’État. Mais la faillite, on y va tout droit, et dans mon cas, cela ne peut qu’être positif : je n’ai plus rien à perdre ! » La maison de Vicky a été hypothéquée. Sans aucune ressource, le ménage se nourrit auprès des distributions de nourriture organisées par la mairie ou l’Église.
À quelques encablures de la clinique, sur la commune limitrophe de Nikaia, le réseau « Solidarité pour tous » distribue, lui aussi, des sacs de nourriture. L’action a démarré en décembre dernier ; plus de 150 familles bénéficient ainsi d’une aide alimentaire substantielle, une fois par mois. La collecte se fait à la sortie des supermarchés du coin, le samedi matin. « Mais il ne s’agit pas de philanthropie, explique Nikos. Il n’est pas question de faire des dons pour se donner bonne conscience. Le but, c’est de mobiliser les gens, de les pousser à l’action, de développer des alternatives au système… »
Partir, un aveu d’échec
Nikaia fait partie de ces banlieues populaires qui n’ont jamais débordé de richesses. Construite sur d’anciens champs dans les années 1920 par les réfugiés d’Asie mineure, arrivés en masse et sans ressources après la guerre perdue par la Grèce face à la Turquie, la ville compte aujourd’hui de nombreux ouvriers ou anciens commerçants au chômage. Il n’y a pas d’industrie sur la commune ; certes, Le Pirée et ses banlieues industrielles sont proches, mais l’activité s’est effondrée ces dernières années. Nikaia possédait quelques grandes artères commerçantes, mais les boutiques ferment les unes après les autres…
Toutes les générations sont frappées : Nikos, 33 ans, a travaillé pendant huit ans chez Opel comme conseiller des ventes. L’an dernier, l’entreprise a subitement réduit la voilure : de 150, elle est passée à 45 employés. « J’ai encore quatre mois d’allocations chômage devant moi. Après c’est fini, et je ne vois aucune perspective de travail autour de moi. » Pendant la campagne électorale au printemps dernier, le leader de la droite de Nouvelle Démocratie, Antonis Samaras, avait pourtant promis, entre autres aides pour alléger le poids de la politique d’austérité envers les plus démunis, d’allonger la période d’indemnisation du chômage à deux ans, contre un an actuellement. Aujourd’hui premier ministre à la tête d’un gouvernement de coalition avec les socialistes, il n’a introduit aucune mesure sociale tandis que de nouvelles mesures d’austérité continuent d’être entérinées, sous l’œil attentif de la Troïka (le Fonds monétaire international, l’Union européenne et la Banque centrale européenne).
Collecte de produits alimentaires à la sortie d’un supermarché de Nikaia, un samedi matin© Amélie Poinssot
Chômage de longue durée, surendettement, extrême pauvreté : tel est désormais l’horizon des habitants de Nikaia et Korydallos. Pour Nikos, ce n’est que la mobilisation citoyenne qui permettra de s’en sortir – et d’échapper à l’abattement dans lequel l’avalanche de mesures de ces trois dernières années a plongé ces gens issus de milieux modestes. Le jeune homme habite encore chez ses parents – « par nécessité », comme le disent tous les trentenaires rencontrés dans ces quartiers : comment se payer un loyer lorsqu’on n’a pas de travail ?
Officiellement, le taux de chômage des 25-34 au niveau national est de 34 % selon les dernières statistiques. Mais avoir un emploi ne permet pas davantage de s’en sortir : les retards de paiement sont tels, et les salaires si bas, qu’il est extrêmement difficile d’avoir un peu d’autonomie. Pour autant, l’énergique Nikos, engagé sous les couleurs de Syriza, la gauche radicale qui a percé aux élections de juin 2012, refuse de baisser les bras. « J’ai trois amis autour de moi qui ont décidé d’émigrer. Dont l’un de mes plus proches, qui va travailler comme serveur à Dubaï… Moi, je n’ai jamais rêvé de partir, alors je ne vois pas pourquoi je devrais l’accepter aujourd’hui. Ce serait céder devant cette politique, accepter la défaite. C’est d’abord à ceux qui nous imposent cette politique de partir. »
Partir, un aveu d’échec : ils sont nombreux à partager cet avis dans les réseaux de solidarité qui prospèrent dans ces quartiers sud-ouest de la capitale grecque. Danin, qui est pourtant née d’une mère allemande et a grandi en Allemagne, n’a aucune envie d’y retourner. Mère de trois enfants, au chômage depuis 8 mois, elle touche 460 euros mensuels d’allocations – dont 300 partent directement dans le loyer. « Je ne paye plus aucune autre facture, et j’ai des angoisses terribles à chaque fois que quelqu’un sonne à la porte : j’ai peur que ce soit pour me couper l’eau ou l’électricité. »
Danin raconte sans pudeur dans quel état dépressif cette situation l’a plongée jusqu’au jour où, par hasard, elle découvre le réseau de solidarité de Nikaia. Elle s’y engage tête baissée. « Pour moi, ce n’est pas seulement un réseau d’entraide matérielle, c’est une aide inestimable sur le plan psychologique. On ne se sent plus seul, on se rend compte qu’on est plusieurs à vivre cette galère, alors on retrouve la force de se battre. »
Réquisitions
Danin et son mari ont passé l’hiver sans chauffage : même son petit poêle, elle ne l’a pas allumé. À 1,60 euro le litre de fioul, elle et son mari ne pouvaient se le permettre. Lui est sans activité depuis trois ans, lorsque la poissonnerie qui l’employait a fermé. Une fois le loyer payé, la famille n’a donc plus que 160 euros pour passer le mois. Et les allocations de Danin touchent à leur fin… Dans quatre mois, elle ne pourra plus compter sur aucune aide sociale.
Clinique sociale de Korydallos: réserve de médicaments gratuits© Amélie Poinssot
À l’hôpital public de Nikaia, l’un des plus grands de la métropole athénienne, les conséquences de cette désagrégation sociale à l’œuvre depuis trois ans sont visibles. « Nous voyons arriver des patients au dernier stade de la maladie, raconte Yannis, interne en neurochirurgie. Beaucoup refusent de faire certains examens ou de séjourner à l’hôpital, car cela entraîne des frais non remboursés par leur caisse de Sécurité sociale. » Quand ils ont encore une couverture maladie…
« Nous acceptons les patients qui n’ont plus de couverture santé quand leur cas est grave. » Mais face à un public de plus en plus nécessiteux, les ressources de l’hôpital fondent : budget presque divisé par deux en trois ans, manque de personnel, pénuries de matériel… Et difficile de motiver le personnel médical quand les retards de paiement s’accumulent. La dernière fois que les médecins ont pleinement été rémunérés pour leurs gardes, c’était en… décembre 2011. Depuis, quelques euros sont tombés à l’automne, mais la somme n’y était pas. En conséquence, les médecins ont décidé d’arrêter, il y a deux semaines, d’assurer les gardes. Peine perdue : la direction de l’hôpital les a réquisitionnés.
« Certains jours, je me demande ce que je fais ici ! avoue Yannis. Notre seule motivation, notre seule récompense : un patient qui nous dit merci… » Ce n’est certainement pas le salaire qui motive ces médecins du secteur public. Ce trentenaire, interne, touche actuellement 900 euros par mois (sans les gardes) – une somme inférieure de moitié à ce qu’elle était il y a trois ans, tandis que, dans le même temps, les impôts ont considérablement augmenté. Pendant que nous discutons avec Yannis, dans la salle de pause des médecins, un de ses collègues nous indique qu’il touche, lui, 1 270 euros mensuels. Pour vingt-quatre ans d’ancienneté.
Ces derniers jours, la commune de Nikaia célébrait en grande pompe la bataille de Kokkinia qui, en mars 1944, avait vu cette banlieue rouge repousser les troupes allemandes et les Bataillons de sécurité – ces forces de l’armée grecque qui, sous l’Occupation, s’étaient rangées du côté des nazis. Jusqu’à présent, cette victoire était peu commémorée – au contraire de la défaite, cinq mois plus tard, qui s’était conclue par la répression sanglante des résistants communistes. Tous nos interlocuteurs le disent : ils se sentent héritiers d’une longue tradition de contestation. Pas question, aujourd’hui moins que jamais, de l’oublier.