Bernard Friot publie en mars chez l’éditeur La Dispute un livre sous le titre L’enjeu des retraites. Ce titre neutre cache un livre très militant qui revient sur une question où selon les médias « tout serait dit ». Le livre renouvelle le regard sur le « bonheur du retraité », celui qui bénéficie du « salaire continué » et dont le travail est enfin libéré du capital. Bernard Friot nous livre ici la primeur de son analyse.
J’apprécie la possibilité de parler ici du livre que je publie en mars. L’enjeu central des retraites est l’émancipation du travail de la valeur travail. Toutes les institutions nécessaires à cette émancipation existent déjà. Elles sont le fruit d’une construction pragmatique. Il faut leur donner aujourd’hui une densité théorique afin d’en faire le fondement d’un discours alternatif à l’argumentaire dominant. En matière de retraites, l’affaire semble entendue et ne pas souffrir de débat : il y a un problème des retraites. Un problème démographique, d’abord. Avec le passage d’un actif pour un retraité à un pour deux d’ici 50 ans, la question selon la présidente du Medef (organisation patronale française), ne serait « ni de droite ni de gauche, mais arithmétique ».
Un problème comptable, ensuite : les déficits actuels et surtout prévus seraient tels qu’il faudrait dans l’urgence « sauver le régime par répartition » en réduisant ses prestations, à « compléter » par de la capitalisation.
Un problème moral, enfin : il faudrait rétablir la « solidarité intergénérationnelle » car nous serions en train de nous constituer des droits qui obligeront nos enfants à nous payer dans l’avenir des pensions d’un trop fort niveau compte tenu de ce qu’ils pourront produire. Et Madame Parisot (présidente du Medef) n’est pas la seule à nous le dire : les gouvernements successifs de droite et de gauche nous le disent depuis vingt ans, les experts nous le répètent de rapports en rapports, et le consensus est partagé. Il faut combattre pour briser ce consensus. C’est le sens de ce livre. Le résultat de mes recherches et de mes réflexions peut se résumer dans les propositions suivantes.
1. Le but des réformateurs est de mettre fin aux retraites comme « salaire continué »
La réforme poursuivie avec une grande continuité au moyen d’une succession de dispositions réglementaires et législatives par les gouvernements français successifs depuis 1987 a pour but de mettre fin au système des retraites en tant que « salaire continué ». Celui-ci est aux côtés de l’assurance-maladie la composante centrale du « salaire socialisé » dont j’ai fait l’histoire et la théorie dans un livre précédent [voir Et la cotisation sociale créera l’emploi (1999) ainsi que Puissances du salariat : emploi et protection sociale à la française – 2008].
Après l’abandon du système de l’épargne retraite par le gouvernement de Vichy en 1941, la pension des salariés du privé va progressivement se rapprocher du « traitement continué » de la fonction publique. Les droits des fonctionnaires reposent sur leur qualification (leur grade) et non sur leur emploi (leur poste) : attaché à leur personne, leur grade ne s’éteint pas avec leur cessation d’activité et leur pension, calculée sur la base de leur dernier (et meilleur) salaire, est en permanence revalorisée selon la valeur courante de l’indice qui a servi à leur calcul. Elle est bien du salaire continué, et ce modèle de la fonction publique sera transposé dans les entreprises à statut (SNCF, EDF-GDF, pour prendre les plus importantes). Comme remplacement du meilleur salaire de la personne, indexé sur le mouvement moyen des salaires, il sert d’horizon pour les salarié·e·s du secteur privé dont la pension va se rapprocher du salaire continué avec référence aux 10 meilleures années et indexation sur les salaires. Cette progression est assurée par une hausse constante du taux de cotisation, qui passe de 8 à 25% du salaire brut ente 1945 et les années 1980. Juste avant la réforme, l’échantillon inter régimes des retraités donne le taux de remplacement du dernier salaire net par la première pension nette des retraités à carrière complète nés en 1930 : il est en moyenne, pour le secteur privé, de 84%. Certes, tous les retraités n’ont pas une carrière complète, les femmes en particulier, mais les femmes peuvent espérer, avec l’amélioration du taux d’emploi des cohortes arrivant à la retraite dans les années 2000, une nette amélioration de leur situation. Ce sont les femmes que la réforme, qui stoppe cette progression, vise en premier.
Ce qui justifie de parler de « réforme » au singulier est la constance de la détermination réformatrice des gouvernements, de gauche comme de droite, qui partagent et poursuivent un projet exposé clairement depuis 1991 dans le Livre Blanc de Michel Rocard. Qu’on en juge : Chirac indexe les pensions du secteur privé sur les prix par une mesure réglementaire de 1987 qu’en 1993 Balladur transforme en loi pour cinq ans, loi que Jospin pérennise en 1998, que Raffarin étend à la fonction publique en 2003 et Fillon aux régimes spéciaux (SNCF, EDF-GDF…) en 2008.
Rocard énonce en 1991 les principes de séparation entre contributif et non contributif, de durcissement des conditions de retraite à taux plein à 60 ans, d’extension de la période du salaire de référence et d’allongement de la durée d’une carrière complète que Bérégovoy, qui en dépose en 1992 le projet de loi, n’a pas le temps de mettre en œuvre et dont Balladur réalise en 1993 une première étape que complète Raffarin en 2003. Juppé rate en 1995 la réforme des régimes spéciaux que Fillon réalise en 2008 ; sa loi sur les fonds de pension n’a pas de décrets d’application quand il perd le pouvoir et Jospin l’abroge pour créer un fonds de réserve et une formule d’épargne salariale qui servira de matrice à l’épargne retraite que met en place Raffarin, avec en prime un fonds de pension obligatoire dans la fonction publique. Jospin refuse à ses alliés communistes une loi rendant possible la retraite pleine avant 60 ans pour les travailleurs à carrière longue, car il entend en faire la monnaie d’échange de la réforme du régime des fonctionnaires que son échec aux présidentielles ne lui donnera pas l’occasion de mener à bien, mais que Raffarin négocie avec la CFDT un fameux 16 mai 2003 … contre la retraite avant 60 ans pour les travailleurs ayant cotisé quarante ans. Jospin installe en 2001 un Conseil d’orientation des retraites qui produit depuis le référentiel consensuel de la réforme, celles de 2003, de 2008, et celle à venir dont il vient de tracer les grands traits dans son rapport de janvier 2010.
La réforme peut donc se résumer en deux objectifs centraux : donner un coup d’arrêt quantitatif au mouvement de continuation du salaire dans la pension à partir de 60 ans et qualitativement, délier la pension du salaire pour la lier à l’épargne, au revenu différé et à l’allocation tutélaire, trois formes de ressources résolument non salariales.
2. Qu’est-ce un retraité ?
Un retraité est celui qui n’est pas un « vieux ». Voici quelques décennies en effet, dans le langage courant, les fonctionnaires ou les cadres âgés, qui ont les premiers accédé à la retraite, n’étaient pas désignés comme « vieux », terme réservé aux ouvriers ou aux employés qui n’ont touché une pension présentant un réel taux de remplacement de leur salaire qu’au cours des années 1970. Aujourd’hui encore, « vieux » désigne davantage une femme qu’un homme, non pas d’abord parce que les femmes meurent plus âgées, mais parce qu’elles accèdent plus difficilement à la pension de retraite.
Un retraité est d’autant moins un « vieux » et d’autant plus un « retraité » qu’il touche une part élevée de son salaire d’activité. Et cette pension est un salaire à vie. Quoi qu’il fasse, ce salaire est irrévocable. Il le touche chaque mois sans qu’il craigne de le perdre et sans que des comptes lui soient demandés sur sa légitimité. Et que fait-il avec ce salaire à vie ? S’il est en bonne santé, s’il a conservé de sa vie professionnelle ou créé depuis un réseau social porteur de projets, il travaille. Ce sont ces retraités qui le disent : ils « n’ont jamais autant travaillé », ils « n’ont jamais été aussi heureux de travailler ». Certes il ne s’agit là que d’une forte minorité, mais sur les bientôt quinze millions de retraités, cela fait du monde ! Cela en fait des enfants qui voient leurs grands parents heureux au travail alors qu’ils constatent que leurs parents, eux, s’y épuisent, partagés entre l’amertume, l’angoisse et la rage.
Et si la réforme des pensions avait à voir avec cette expérience contradictoire du bonheur et du malheur au travail ? Quel est le secret du bonheur des retraités au travail ? Entre les conditions dans lesquelles les actifs et les retraités sont au travail, quelle est la différence qui explique que la source de malheur pour les uns est une source de bonheur pour les autres ? Cette différence saute aux yeux : le salaire des retraités est irrévocable, ils n’ont pas d’emploi et n’ont pas à se présenter sur un marché du travail, ils ne produisent pas sous la dictature du temps de travail : en un mot, c’est leur qualification personnelle qu’ils déploient.
Alors le « sauvons les retraites ! » des réformateurs prend un tout autre sens. Non pas faire face à un vieillissement et un choc démographique dont mon livre montre qu’ils sont fantasmés, mais ramener les vieux à la maison. Réaffirmer que la retraite est du temps de loisirs bien mérité après une longue vie de travail. Que le travail est affaire d’emploi et donc d’employeurs et de marché du travail. Que les choses sérieuses se font entre actionnaires, dirigeants « de grand talent » et éditorialistes économistes, et qu’il faut laisser les seniors s’amuser dans le bac à sable de leurs « activités ». Rappeler aux salariés qu’ils sont titulaires non pas d’une qualification leur donnant droit de regard sur les fins et les moyens du travail, mais d’un gagne-pain générant un droit à un revenu différé après leur dernier emploi. Bref remettre les pendules à l’heure du capital.
3. Ce que la réforme nous dit au sujet du capitalisme
Le capitalisme est cette forme spécifique d’organisation de la production qui la mesure – qui lui donne valeur – par le temps de travail moyen nécessaire. Le travail n’a pas de valeur. Il est, sous sa forme abstraite présente dans toute production la mesure de la valeur. Les marchandises valent le temps de travail nécessaire à leur production, non pas le temps individuel, mais le temps moyen que révèle le prix auquel elles s’échangent. Seul le capitalisme mesure la production par le travail, parce qu’il s’est construit sur la base d’un rapport social abstrait : le rapport d’échange entre des vendeurs et acheteurs de « forces de travail » vouées à produire des marchandises, c’est-à-dire des biens ou services mesurés non pas par leur utilité mais par la quantité de travail abstrait qu’ils incorporent. Le marché du travail définit les individus comme forces de travail « demandeuses d’emploi ».
Ces forces de travail ne peuvent être mises en œuvre qu’à l’initiative d’employeurs qui les achètent sur le marché et les mettent en œuvre selon la logique de la valeur travail pour la production de marchandises, seules génératrices du profit. Pour qu’il y ait profit, il faut que tout, travailleurs et produits, soit transformé en marchandise, et que ce soit donc le dénominateur commun à ces marchandises, à savoir le temps de travail abstrait nécessaire à leur fabrication, qui devienne la mesure de toute chose. D’où la dictature du temps de travail que va introduire la compétition intercapitaliste. L’organisation de la production sur la base d’une telle abstraction est marquée par une contradiction essentielle : elle émancipe le capital des modalités traditionnelles du travail, ce qui est la source d’une dynamique infinie dans la production de marchandises, tandis que se creusent les effets de l’exploitation de producteurs dépossédés de leurs capacités créatrices et voués à produire des marchandises qui leur échappent.
Aujourd’hui, nous sommes bien plus riches qu’il y a quarante ans (le PIB a doublé en euros constants), mais nous vivons bien plus mal cette dimension décisive de notre existence qu’est le travail. Le constat d’une consommation plus large ne compense plus l’expérience amère de l’incertitude, du désintérêt, du mépris et de la fatigue au travail, d’autant que le doute s’est installé sur la consommation de produits dont le caractère toujours plus marchand altère la qualité ou la finalité. Bref, les apories d’une production dynamique qui mutile les personnes et dévoie les produits sont en train d’éclater au grand jour.
Le bonheur au travail des retraités est que, précisément, dotés de l’assurance d’un salaire à vie, ils travaillent libérés du joug de la valeur travail. Cette expérience est massive, mais non dite dans l’espace public : nombre de retraités la vivent même comme un privilège dont ils sont gênés quand ils comparent leur bonheur au travail et le malheur au travail de tant « d’actifs ». Il importe que ce bonheur privé devienne public, en démontrant que ce que vivent les retraités au travail peut devenir la norme universelle.
4. La qualification personnelle des retraités permet de libérer le travail de « l’emploi »
Le salaire continué repose sur une qualification personnelle. Dans la minorité significative des retraités qui sont au travail, selon des formes et sur des objets qu’ils décident, on trouve des personnes qui mobilisent trois atouts : une pension en réel rapport avec leurs meilleurs salaires, des capacités transversales reconnues qu’ils vont pouvoir transposer (le gestionnaire d’une petite entreprise qui va devenir juge au tribunal de commerce ou la prof de comptabilité trésorière d’un club sportif amateur), un réseau personnel de pairs qu’en général ils avaient constitué avant leur retraite, ou qu’ils ont pu construire dans les premières années de leur retraite.
Ce sont là les trois ingrédients indispensables de la qualification personnelle, celle qui est attachée à la personne, et non pas à l’emploi, et qui peut effectivement se mettre en œuvre dans la liberté : l’absence de l’un des trois rend plus difficile la « seconde carrière » des retraités. Armés d’une qualification personnelle, les retraités sont en mesure de travailler hors du carcan de la valeur travail : ils n’ont besoin ni de se présenter sur un marché du travail, ni de se soumettre à un employeur, ni de transformer leur production en marchandise. Les activités des retraités sont-elles du travail ? Oui si on désassocie le travail de l’emploi. Il n’y a pas d’essence du travail, ce qui est désigné comme « travail » est contingent, fort différent d’une société à une autre ou d’un siècle à l’autre. C’est en permanence l’objet du débat public. La logique de l’emploi veut que tout travail qui échappe à la mesure par le temps n’en soit pas vraiment et n’ait pas à être payé. Or, parce que l’emploi, qui réduit les personnes à des forces de travail soumises à la valeur travail, a été aussi, historiquement, le vecteur de la socialisation du salaire à travers la cotisation sociale et la qualification des postes, la définition du travail est aujourd’hui tiraillée entre l’emploi et le salaire socialisé.
Le « travail », est-ce la part de notre activité vouée à produire des marchandises pour alimenter le capital (emploi), ou est-ce la part de notre activité qui met en œuvre notre qualification (salaire socialisé) ? La récente mise en emploi de toute une série d’activités de service aux personnes les a transformées en travail, et de la plus mauvaise façon pour la dernière vague d’entre elles, les services au domicile, contemporaine de la transformation des emplois en jobs, car le salaire socialisé lié à ces emplois est faible. Contradictoirement, le constat que la pension se rapproche d’un salaire continué conduit à considérer comme du travail les activités des pensionnés menées hors de tout emploi. Et à en tirer toutes les conséquences quant au changement de sens du mot travail dont est porteur le fait d’assumer comme travail des activités délivrées du marché du travail et de la valeur travail. Nous pouvons, à partir de l’expérience des retraités, imposer un autre fondement de la reconnaissance sociale du travail : non plus l’emploi mais la qualification des personnes.
5. Les confusions autour de la « solidarité intergénérationnelle »
L’argument classique selon lequel les retraités ne travaillent pas dit qu’ils dépendent du travail des actifs lequel serait à l’origine de la cotisation vieillesse. Cet argument est faux. La prénotion qui veut que « les actifs financent les inactifs », et que la cotisation sociale soit une « taxe sur le travail » repose sur la confusion entre flux de monnaie et flux de valeur. La valeur a son support dans la richesse produite, la monnaie est l’expression de la valeur mais non son support. Le travail des retraités crée de la richesse à laquelle est attribuée une valeur, et les pensions sont l’expression monétaire de cette valeur. La valeur attribuée au travail des retraités n’a pas de mesure marchande, elle est mesurée par leur qualification personnelle, à laquelle, comme pour toute qualification, est associé un salaire, la pension.
L’illusion du « transfert social », en tant que transfert de valeur d’un groupe à un autre, vient du mode de création monétaire dans nos économies capitalistes. La forme qu’impose le capital à la création monétaire est décisive parce que la tyrannie de la valeur travail, clé de l’extorsion du profit, n’est possible que si la production est marchande. Ne créer de monnaie qu’à l’occasion de l’anticipation du chiffre d’affaires des entreprises, c’est donc disposer de la force de rappel qui en permanence impose la loi du capital. Si seules les marchandises sont l’occasion de création monétaire, alors toute reconnaissance du travail non marchand, toute reconnaissance du travail non subordonné à la valeur travail, a deux conséquences. D’une part, elle entraîne une hausse du prix des marchandises, qui doivent inclure la reconnaissance supplémentaire de ce travail qui ne trouve pas sa reconnaissance directe ; et cette hausse est en permanence dénoncée comme obstacle à la compétitivité des entreprises en période de mondialisation de la concurrence afin de rogner sur les « coûts du travail ». D’autre part, cette reconnaissance se fait concrètement par des « transferts » monétaires sous forme d’impôts et de cotisations sociales qui sont en permanence disqualifiés comme « prélèvements obligatoires ».
Cette expression de combat repose sur l’assimilation erronée des flux monétaires et des flux de valeur. Comme la monnaie n’est créée qu’à l’occasion du prix attribué aux marchandises des entreprises capitalistes (par le jeu des anticipations de ce prix par les banques prêteuses à ces entreprises), celle qui mesure la valeur de la richesse créée par les retraités transite par ces marchandises, et donc un flux monétaire passe des titulaires d’emploi du secteur capitaliste vers les pensionnés à travers la cotisation vieillesse. Mais il ne s’agit pas d’un transfert de valeur : ce sont bien les retraités qui produisent la richesse à laquelle est attribuée la valeur correspondant à leur qualification.
6. Le problème démographique est un fantasme, l’augmentation du taux de cotisation patronale est possible et nécessaire
Le consensus sur l’existence d’un choc démographique, argument fondateur de la réforme des retraites, s’enracine dans l’absurde conviction que nos sociétés vieillissent et que le rapport entre les générations est un enjeu social majeur. Or les notions de génération et de vieillesse, qui ont évidemment un sens dans le champ de la biographie ou dans celui de la famille, n’ont aucune pertinence dans celui de la société. Aujourd’hui, y compris dans un cadre statistique qui fait des retraités des inactifs, nos sociétés de longue vie sont plus productives que les sociétés à faible espérance de vie, dont les PIB par tête sont plus faibles, ce qui détruit l’argument démographique. Et, s’agissant de la production de la richesse, les actifs et les retraités ne sont pas dans un rapport de génération : ils ont le même statut de salariés payés à la qualification, sauf que les actifs travaillent en subordination à un employeur et les retraités non.
Or, précisément, l’originalité inouïe de la retraite avec salaire continué est qu’elle a résolu le « problème de la vieillesse » en transformant les « vieux » en salariés. La pension comme salaire continué est la première dénaturalisation d’ampleur d’une caractéristique biographique, et son abstraction porte en germe un fort enrichissement de la citoyenneté. On comprend que « le retour des vieux » (on dira seniors bien sûr) est l’horizon obsessionnel des réformateurs, qu’ils n’ont de cesse de nourrir à nouveau la problématique générationnelle. Car le gros du fonds de commerce réformateur depuis le Livre Blanc Rocard est la peinture apocalyptique des déficits gigantesques que le vieillissement démographique va générer dans les régimes de retraite en répartition.
C’est une construction fantasmée, y compris si l’on raisonne dans les cadres statistiques rangeant les retraités dans les inactifs. D’une part parce qu’un rapport démographique n’est pas un rapport économique : dire que le rapport des plus de 60 ans sur les 20-59 ans va doubler n’a pas d’intérêt, dès lors que le rapport des inoccupés sur les occupés (le seul qui ait une signification économique) va rester relativement stable au cours des prochaines décennies. D’autre part parce que le choc démographique repose sur le postulat d’absence de gains de productivité. Or on peut produire autant avec un actif pour un retraité qu’avec deux actifs pour un retraité.
Le raisonnement selon lequel le recul de la part des actifs occupés rendra impossible le financement des retraites en répartition est aussi absurde que si l’on avait prédit au début du 20ème siècle la famine pour la France du 21ème parce que la part des paysans allait se réduire à moins de 3% de la population. Depuis plus de soixante ans, nos régimes de pension par socialisation du salaire nous montrent que nous avons assumé sans aucun problème une croissance du poids des pensions dans le PIB très supérieure à sa croissance future. Au cours des cinquante dernières années, les pensions sont passées de 5% à 12% du PIB, alors qu’au cours des cinquante prochaines, elles devraient passer de 12% à 20% si l’on supprime les réformes menées depuis 1987 : le poids de pensions a été multiplié par 2,4 de 1950 à 2000, il devrait l’être par 1,7 seulement d’ici 2050.
A moins de fonder les calculs sur une perspective de stagnation du PIB ce qu’aucun des réformateurs ne fait, cette décélération (alors que le discours du choc démographique suppose une accélération fantasmée) signifie évidemment une plus grande facilité demain à absorber la hausse du poids des pensions, alors même qu’elle l’a été sans difficulté jusqu’ici. Cette facilité s’explique simplement : le PIB doublant de volume tous les quarante à cinquante ans, la progression plus rapide d’un de ses éléments s’accompagne de la progression, et non pas de la régression, de la richesse disponible pour les autres composantes. Dans un PIB qui augmente, il n’y a pas besoin de déshabiller les actifs pour habiller les retraités.
7. La lutte contre l’épargne retraite doit se poursuivre
La démonstration de la nocivité de l’accumulation financière, qui n’a entraîné aucune croissance de l’investissement mais contribué fortement à la bulle spéculative, n’empêche pas les réformateurs de continuer à préconiser l’épargne retraite avec deux arguments. Le premier est « l’équité intergénérationnelle » : les droits à pensions que se constitue la génération aujourd’hui au travail seront une charge excessive pour la génération future. Il faut donc que chaque génération, au moins partiellement, finance ses propres pensions par de l’épargne qui sera liquidée lors de son entrée en retraite. D’autant plus que – second argument – le travail va manquer relativement aux besoins à satisfaire (on reconnaît là la rhétorique du « problème démographique »), et nous serons heureux lorsque viendra la disette d’avoir épargné des fonds que nous pourrons alors liquider pour compenser le déficit en travail. Ces deux arguments sont faux.
La monnaie déposée pour l’épargne sert à acheter des titres financiers qui n’ont en eux-mêmes aucune valeur. Mais – et c’est l’origine de la croyance dans leur capacité à congeler de la valeur – ils sont des titres de propriété dotés de droits à valoir sur la monnaie en circulation le jour où ils seront liquidés. Si la monnaie ne préexiste pas à cette transformation des titres en monnaie, les titres ne valent rien. Or c’est le travail courant qui rend possible cette création de monnaie préalable à la liquidation des titres.
Autrement dit, à supposer que les retraites soient assurées par l’épargne des fonds de pensions, la vente de titres nécessaire à la transformation de l’épargne en pensions en 2040 sera fonction de la monnaie dont disposeront alors les actifs désireux de les acheter pour se constituer eux-mêmes des droits. Cette monnaie sera l’équivalent de ce qu’ils auront produit par leur travail de l’année 2040. Dans ce cas, l’épargne ne sert à rien puisque les actifs auraient pu affecter à un régime en répartition cette monnaie utilisée pour acheter des titres. Qu’on soit en répartition ou en capitalisation, c’est toujours le travail de l’année qui produit la richesse correspondant à la monnaie qui finance les pensions de l’année. L’épargne ne peut donc en aucun cas être un substitut du travail, ni permettre à chaque génération de financer ses pensions. Sa promotion repose en réalité sur deux choses. D’une part, la propriété de titres permet de ponctionner de la monnaie sur le travail du monde entier, alors que la répartition est réduite à l’espace national des règles politiques du droit du travail : magie du raisonnement impérial. D’autre part, comme le rendement des titres est, hors les situations de crise financière aiguë, supérieur au taux de croissance, la rente progresse plus vite que les salaires et donc que les cotisations pour la retraite, qui progressent moins vite que le taux de croissance : faire valoir en faveur de la capitalisation qu’il est plus rentable d’épargner que de cotiser, c’est avouer très ingénument que toute épargne retraite est un vol sur le travail d’autrui, et qu’il est infiniment plus rentable d’avoir un portefeuille de titres que de travailler.
Promouvoir la propriété d’usage suppose de s’attaquer à la propriété lucrative, dont la pension comme salaire continué montre l’inutilité. La propriété lucrative est défendue par les réformateurs au nom de l’investissement, qui suppose, disent-ils, des investisseurs. Or qu’est-ce qu’un investisseur ? Le discours courant, soigneusement entretenu par le discours savant, dit qu’il apporte un indispensable capital. Rien n’est plus faux. Un investisseur n’apporte rien. Un investisseur qui « apporte » par exemple un million d’euros pour une entreprise n’a pas un million d’euros en billets dans une valise, pas plus que les titres dont il est porteur ne sont dotés, par une curieuse métaphysique, d’une quelconque valeur : ce sont des titres de propriété lucrative qui vont lui donner le droit de ponctionner un million sur la valeur attribuée au travail d’aujourd’hui. Un investisseur est un parasite qui a le droit de ponctionner une partie de la valeur de la production contemporaine pour transformer les producteurs ainsi expropriés en forces de travail et les contraindre à produire les marchandises qu’il a décidé de produire, bref à travailler sous le joug de la valeur travail. Un investisseur nous vole et nous aliène dans la même opération.
Dans l’expérience réussie de la cotisation vieillesse, on a la démonstration à grande échelle de l’intérêt qu’il y a à se passer d’investisseurs financiers. Cette cotisation est la façon d’assurer sans épargne des engagements massifs et de long terme, comparables à l’investissement. Sur le modèle de la cotisation sociale, on peut parfaitement financer sans épargne l’investissement. S’il est possible de financer la pension au plus grand bénéfice des régimes et des pensionnés sans aucune logique d’épargne et de prêts, il est possible de financer l’investissement de la même façon en affectant une cotisation économique au salaire (de l’ordre de 35 % du salaire brut), prélevée sur la valeur ajoutée comme les cotisations sociales ou le salaire direct. Cette cotisation serait collectée par des caisses d’investissement qui financeraient sans taux d’intérêt, puisqu’il n’y aurait pas d’accumulation privée du capital. Accumulation financière, crédit bancaire, prêt à intérêt, bourse, toutes ces institutions peuvent être remplacées en transposant pour le financement de l’investissement l’expérience de la cotisation sociale, ce qui est évident puisque tout investissement est financé sur la production courante. La cotisation sociale a débarrassé notre quotidien individuel des usuriers, la cotisation économique débarrassera notre quotidien collectif de la bourse et des banquiers.
8. Le « revenu différé » et la « solidarité nationale » confortent les institutions du capital
La réforme tente d’interrompre la montée en puissance de cette institution salariale en modifiant le sens des régimes de retraite en répartition : d’une pension en répartition assurant la continuation du salaire à une pension en répartition assurant un revenu différé doublé d’une solidarité nationale. Car ce binôme, lui, conforte les institutions du capital.
Il y a en effet deux formes contradictoires de régimes de retraite en répartition, le régime salarial et le régime de prévoyance. La pension comme continuation du salaire (régime salarial) repose soit sur le maintien de la qualification personnelle du fonctionnaire, soit sur l’attribution au retraité du privé de la qualification moyenne de ses meilleurs emplois : elle pose les personnes comme des salariés dotés d’une capacité à produire. Au contraire, la pension comme revenu différé (régime de prévoyance) repose sur des droits proportionnels aux cotisations de la carrière avec un pouvoir d’achat garanti : elle pose les personnes comme des employables dotés d’une capacité de gain. Le cœur de la réforme des retraites vise à passer de la première à la seconde forme de répartition. Elle dispose pour cela de trois leviers : le gel des taux de cotisations, l’indexation sur les prix et la montée de la contributivité entendue dans le sens de « la neutralité actuarielle individuelle » (pour chacun, le total des cotisations de la carrière doit être égal au total des pensions). Une cotisation dont le taux est stabilisé sur le long terme fonde en répartition, selon un calcul strictement contributif, une pension dont le pouvoir d’achat est garanti par son indexation sur les prix : voilà les trois caractéristiques d’un revenu différé. Ses promoteurs savent bien que, fondé sur un calcul individuel sans règles de compensations (comme des validations de trimestres sans cotisations) et tenant compte des périodes de très faible salaire dans les carrières professionnelles, il laisse sans ressources suffisantes tous ceux et surtout toutes celles qui n’ont pu se constituer un compte de cotisations suffisant. C’est pourquoi la promotion de la neutralité actuarielle est toujours doublée d’un plaidoyer pour une large solidarité nationale finançant, à côté du revenu différé, un « minimum contributif » garanti et des « prestations non contributives » (minimum vieillesse, bonifications pour enfants). Le discours réformateur se présente ainsi avec la double vertu de la justice de prestations strictement contributives et de la solidarité avec les « pauvres ». Il y a là une régression considérable par rapport au salaire continué.
Régression en matière de justice, d’abord. Faire de la pension la contrepartie du passé de mes cotisations, et donc de mon travail subordonné, et non de l’actualité de ma qualification (et donc de mon travail émancipé) suppose et conforte le marché du travail, l’emploi, la marchandise, la subordination et la propriété lucrative. Nié dans sa qualification de producteur, l’employable prévoyant est maintenu à l’état de mineur économique, en permanence à la merci de l’employeur qui le pose comme titulaire d’un gagne-pain dont il tire un revenu. La prévoyance est ce qui reste lorsqu’on a déshabillé le salarié de l’essentiel, sa qualification. La multiplication des comptes notionnels s’impose alors pour assurer une sécurité et une capacité de rebondir à un travailleur placé, y compris à l’intérieur de son entreprise, sur un marché du travail qui le soumet en permanence au soupçon de distance à l’emploi qu’il occupe ou auquel il postule.
Le régime salarial est au contraire porteur de l’attribution d’une qualification à chaque personne, sans exception sous quelque prétexte que ce soit, avec poursuite indéfinie du salaire. La contribution de chacun à ses ressources repose non pas sur sa capacité à épargner une partie des gains acquis comme force de travail (la « contributivité » des réformateurs), mais sur sa capacité à participer à la définition des objets d’un travail libéré de la marchandise et de la valeur travail. Son rapport à l’avenir repose alors sur l’entretien de sa qualification et non pas sur un patrimoine susceptible de fournir un revenu alternatif à la rémunération des emplois : en effet, la distinction entre emploi et hors emploi, constitutive du binôme rémunération/prévoyance, est dépassée dans le continuum de la qualification. Il s’agit là de nouveaux continents du déploiement de la personnalité humaine à découvrir. A l’inverse, le régime de la prévoyance nous enferme dans le passé capitaliste.
Régression en matière de solidarité, ensuite. L’invitation à la solidarité avec des personnes victimisées est sans doute une des dimensions les plus perverses de la réforme. En posant des personnes comme « pauvres », « victimes » ayant droit à solidarité, elle naturalise la disqualification des producteurs inhérente au capitalisme. Le capitalisme fait de l’actionnaire et du « dirigeant de grand talent » qu’il a mis à la tête de l’entreprise les seuls acteurs, les seuls sujets de la production. Les salariés sont alors des mineurs sociaux réduits au statut de victimes s’ils ne parviennent pas à conserver leur employabilité : victimes des inévitables suppressions d’emplois et non moins inévitables délocalisations, victimes d’une formation insuffisante, victimes de la crise. Tant de victimes ont droit à la solidarité nationale, responsabilité des pouvoirs publics. Le couple actionnaire/victime est ainsi en permanence réactivé, naturalisé, parce qu’il est indispensable au maintien des institutions du capital. Il n’y a pas de possibilité d’un droit de propriété lucrative ou de tyrannie de la valeur travail sans un déni – qui définit précisément la victime- du droit de la qualification au cœur du salaire. Alors qu’au contraire la solidarité salariale repose sur la promotion de la qualification pour tous, fondatrice d’une solidarité entre égaux : non pas celle des prévoyants vers ceux qu’ils vont qualifier de pauvres, mais celle de la délibération politique dans l’attribution de la qualification à chacun et dans le souci de son exercice effectif.
9. Le développement progressiste des retraites est un enjeu politique
En termes revendicatifs, le développement progressiste des pensions comme salaire continué suppose un argumentaire avec un volet négatif et un volet positif.
Le volet négatif devrait être de refuser tout ce qui fait obstacle à la poursuite du salaire et appuie le binôme revenu différé/solidarité nationale :
la stabilité, voire le recul pour les bas salaires, du taux de cotisation ;
l’indexation sur les prix des salaires pris en compte pour le calcul de la pension et des pensions liquidées ;
l’inscription des cotisations dans des comptes individuels comme à l’ARRCO et à l’AGIRC, le déplacement de l’objectif gestionnaire du taux de remplacement du meilleur salaire vers le taux de rendement des cotisations ;
la distinction entre la part contributive et la part non contributive de la pension, la CSG et le Fonds de solidarité vieillesse, le minimum contributif, la mise en cause des bonifications pour enfants et de la réversion ;
la neutralité actuarielle individuelle comme idéal de justice avec la référence de la pension à l’ensemble de la vie active et non au seul meilleur salaire ;
l’abandon de l’âge légal (sauf comme âge plancher qu’il faudrait élever au-delà de 60 ans) et l’allongement de la durée de cotisation, les décotes et surcotes ;
la distinction entre pension publique et pension professionnelle, l’épargne salariale. Le volet positif devrait avoir trois axes :
promouvoir l’affirmation de la pension comme salaire continué dans les régimes actuels : pas de pensions inférieures au Smic, indexation sur les salaires, augmentation annuelle du taux de cotisation patronale (et salariale si le salaire brut est augmenté à proportion), calcul de la pension nette sur la base de 100% du meilleur salaire net pour une carrière complète de 150 trimestres validés, liquidation sans décote de la retraite à 60 ans ou le jour de la cessation d’activité s’il est postérieur (ou antérieur à 60 ans pour les travaux pénibles),
pousser à une politique de soutien de la qualification personnelle des retraités dans la sphère publique et pas seulement privée, collectivement et pas seulement individuellement : soutenir leurs réseaux de pairs, les aider à définir des objets de travail, à constituer ou rejoindre des collectifs de travail, financer des projets. Il s’agit d’encourager les retraités à faire entreprise et à inventer ainsi les chemins nouveaux d’une production libérée de la valeur travail. Une telle responsabilité est certes très heureuse, mais a besoin d’un dispositif politique pour pouvoir s’exercer, dont les droits liés à un âge politique sont un élément décisif : 60 ans, l’âge d’entrée en retraite, doit devenir un âge politique.
10. Une revendication unitaire : la qualification personnelle pour tous
C’est le troisième axe du volet positif. La liberté et le bonheur des retraités au travail doivent devenir le fait de tous ceux qui sont au travail, et c’est d’ailleurs la condition de leur maintien chez les retraités eux-mêmes. A leur exemple, la qualification personnelle doit pour tous remplacer l’emploi comme support des droits sociaux et économiques. On mesure combien cette proposition et la précédente réévaluent le rôle des retraités, ce qui suppose de s’appuyer fermement sur leur statut de salarié pour en finir avec leur traitement comme « seniors » préconisé, lui, par les réformateurs.
La qualification personnelle, nouveau support des droits aujourd’hui inscrits dans l’emploi, est un droit collectif (tout comme la pension, dont le montant est personnel, est un droit collectif). Elle est déjà anticipée chez les retraités et dans la fonction publique. Elle sera attribuée à toute personne, par exemple dès la fin du lycée, et elle progressera sans ruptures ni reculs jusqu’à sa mort. Elle a quatre composantes indissociables :
l’attestation (non scolaire car l’école certifie mais ne qualifie pas) de la maîtrise d’un ensemble de capacités transversales à plusieurs métiers appartenant aux champs correspondant par exemple aux six ou sept conventions collectives interprofessionnelles en débat aujourd’hui (communication, éducation et culture, énergie, transports,…) pour dépasser l’émiettement conventionnel ;
un niveau de salaire correspondant au niveau des capacités reconnues ; par exemple, dans une hiérarchie des qualifications de 1 à 4 correspondant à une échelle des salaires de 1 à 5, un premier niveau de qualification avec un salaire démarrant à 2000 euros net par mois, un second niveau avec un salaire démarrant à 4000 euros, un troisième niveau au salaire de départ de 6000 euros, et un quatrième niveau au salaire de départ de 8000 euros, pour une hiérarchie salariale allant de 2000 à 10000 euros net.
un réseau de pairs pour rester en permanence socialisé dans le champ de la qualification dont on est titulaire ; par exemple une association professionnelle, un réseau d’acteurs locaux, un réseau international de spécialistes, qui sont le support d’échanges, de services, d’édiction de règles d’exercice et de leur contrôle, de mutualisation d’outils, de formation, de valorisation d’activités individuelles des membres.
le droit à une institution représentative pour faire valoir ses droits au respect et à la progression de sa qualification. La qualification (et donc le salaire qui va avec) est un attribut de la personne, elle ne peut pas lui être retirée et elle ne peut que progresser au cours de la vie. La qualification personnelle est le contraire de la sécurisation des parcours professionnels, qui laisse la portion congrue aux droits transférés de l’emploi vers la personne puisqu’il ne s’agit que des droits liés à une certaine sécurisation de la mobilité de travailleurs devant en permanence prouver leur « employabilité » (les comptes épargne en matière de formation, de pensions, de couverture santé, le droit au reclassement). Elle est également le contraire du revenu universel. Le revenu universel (au sens de distribution universelle d’un forfait de plus ou moins haut niveau selon les projets, disons entre le RMI et le SMIC) pose les personnes comme porteuses de besoins qui pourraient être, pour un premier étage, financés par le revenu d’un patrimoine collectif dont l’Etat est le gardien et sur lequel chacun a un droit de tirage. A cet aval donné à une institution du capital aussi fondamentale que la propriété lucrative, le revenu universel ajoute le fait que, « premier chèque », forfaitaire, constitutif des ressources individuelles, il appelle un « second chèque », fonction de la contribution de l’individu à la production et donc confortera le marché du travail et la valeur travail. Le revenu universel est ainsi l’antagoniste du salaire universel, qui lui nous délivre du marché du travail, de la disqualification des producteurs posés comme êtres de besoins, de la fiction du revenu, de la valeur travail et de la propriété lucrative.
On mesure combien la qualification personnelle est créatrice d’égalité. Elle supprime le marché du travail et donc la subordination de demandeurs d’emploi à des employeurs, elle fait accéder toute personne au statut commun de titulaire d’une qualification et du salaire qui lui est lié. Elle unifie par le haut les revendications des retraités, des étudiants, des fonctionnaires, des chômeurs, des intermittents du spectacle, des salariés du privé, dont ceux des TPE (Très petites entreprises) et de tous les déserts syndicaux, des travailleurs indépendants. En particulier, elle permet de mener une action de promotion de la fonction publique en revendiquant l’extension à tous les salariés de la distinction entre grade et poste, ce qui veut dire, pour tous, la reconnaissance de la qualification, l’absence de chômage, la maîtrise individuelle de la mobilité. Tant il est vrai que c’est la production de tous les biens et de tous les services qui mérite d’être assurée par des salariés libérés de l’emploi et de la marchandise !
11. La nécessité d’une vision forte du salaire comme institution proprement politique
Il est temps de sortir du discours convenu du salaire identifié à la rémunération du travail subordonné. Combattre l’argumentaire réformateur est impossible sans une forte vision du salaire comme institution politique qui enrichit la citoyenneté par l’attribution à chaque personne d’une qualification personnelle et par le financement salarial de l’économie. Nous nous inscrivons ainsi dans une tout autre perspective que le plein-emploi. Notre qualification et donc notre salaire ne doivent plus dépendre des décisions d’employeurs sur un marché du travail. La nostalgie du bon emploi n’est pas bonne conseillère pour nous aider à affronter la transformation des emplois en jobs qu’opère la réforme. Vaincre la réforme ne se fera pas dans le retour à un vrai plein-emploi. Car nous avons mieux à faire qu’à renouer avec la phase progressiste de l’emploi, quand, au tournant des années 1970, il a été la matrice du salaire socialisé, car c’était au prix exorbitant de la subordination à des employeurs.
Il ne s’agit pas non plus de « sécuriser » la condition des travailleurs. Le vocabulaire de la sécurité a intériorisé le fait que dans le capitalisme les travailleurs sont des mineurs sociaux : ils sont récusés comme étant les producteurs, et ils ont droit non pas à la direction de l’économie mais à la sécurité du revenu et de l’emploi. L’enjeu des retraites, c’est précisément de sortir de la revendication de sécurité du revenu et de l’emploi pour promouvoir une nouvelle figure du travailleur en mesure de soutenir notre aspiration commune à diriger l’économie et de sortir enfin de l’économisme de la valeur-travail.
La qualification est ainsi un attribut politique qui enrichit la citoyenneté, au même titre que le droit de vote. Tout comme le suffrage universel a ouvert à chacun l’âge de la majorité politique et fondé un premier stade de la citoyenneté, la qualification universelle ouvrira à chacun l’âge de la majorité salariale et fondera une extension qualitative de la citoyenneté.
(10 mars 2010 dans carré rouge)
Bernard Friot sera à Toulouse le Vendredi 1er Octobre 2010
http://www.cnt-f.org/cnt31/spip.php?article924