Par Serge Halimi (Monde Diplomatique)
Presque un an jour pour jour après la confortable élection de M. Barack Obama à la Maison Blanche (53 % contre 46 % au sénateur républicain John McCain) et la consolidation d’une majorité démocrate dans chacune des deux assemblées, la Chambre des représentants a voté le 7 novembre, à l’arraché (220 voix contre 215), une importante réforme du système de santé américain.
Ses principales dispositions marquent une avancée sociale pour le pays et signalent une victoire politique pour le président des Etats-Unis. La plupart des 47 millions d’Américains privés actuellement d’assurance médicale — ceux qui ne sont ni assez vieux ni assez pauvres pour être couverts par un système public (Medicare pour les premiers, Medicaid pour les seconds), les salariés que leur employeur n’assure pas, les chômeurs dont le nombre ne cesse de croître (1) — ne vivront plus dans la hantise d’une maladie susceptible de les ruiner.
L’Etat élargira le système public déjà en place pour les plus pauvres (Medicaid) à environ 11 millions d’Américains un peu moins mal payés que les actuels ayants droit. Il subventionnera l’assurance de la plupart des autres en proportion de leur revenu. Et un système public réservé aux non assurés leur permettra de ne pas passer sous les fourches caudines des assureurs privés et de leurs tarifs extravagants.
Estimées à 1 100 milliards de dollars pour les dix prochaines années, les nouvelles dépenses publiques découlant de ce projet de loi seront en partie financées par un relèvement des impôts acquittés par les plus riches. Les employeurs, eux, devront, dans la plupart des cas, choisir entre couvrir leurs salariés (ce que 38 % des entreprises américaines ne font pas à l’heure actuelle) et s’acquitter d’une amende.
A l’aune des systèmes de protection sociale existant dans d’autres pays riches, au Canada et en Europe en particulier, le texte voté par la Chambre des Représentants peut paraître extrêmement modeste. Il laisse en effet l’essentiel du « marché de la santé » à des compagnies d’assurance privées dont le profit maximum constitue la raison sociale. Certes, celles-ci ne pourront plus refuser de couvrir des patients à risque, mais elles verront affluer vers leurs guichets des millions de nouveaux clients jusqu’alors dépourvus de couverture médicale — et dorénavant subventionnés par l’Etat.
Même après le vote définitif de la réforme, le système américain de santé demeurerait le plus coûteux du monde (2 400 milliards de dollars en 2008, soit 16,5 % du produit national brut) et l’un des moins protecteurs des pays développés (selon une étude de l’Organisation mondiale de la santé publiée en 2000, les Etats-Unis arrivaient à la trente-septième place en matière de santé publique). Par ailleurs, la décision de la Chambre des Représentants n’a été acquise qu’au prix de concessions faites au lobby anti-avortement, lequel exigeait qu’aucun centime d’argent public ne puisse financer des interruptions de grossesse.
A une époque où, presque partout dans le monde, la protection sociale est mise en cause, et où l’Etat se désengage, il est réconfortant — et inhabituel — que la tendance inverse se manifeste… aux Etats-Unis (à partir, il est vrai, d’un état des lieux infiniment plus dégradé qu’ailleurs).
Pourtant, rien n’est encore acquis. La marge du vote à la Chambre des Représentants est très étroite ; trente-neuf élus démocrates se sont dressés contre la principale initiative de politique intérieure de leur président, et associés aux efforts d’obstruction des républicains (2). Autant dire que les prochaines étapes parlementaires ne ressembleront guère à une promenade de santé. La course à obstacles devra en effet franchir successivement une probable tentative d’obstruction républicaine au Sénat (où quarante élus sur cent peuvent retarder indéfiniment l’adoption d’un texte) ; le vote par cette même assemblée d’un projet vraisemblablement différent de celui que la Chambre des Représentants vient de passer ; l’adoption par une commission de conciliation paritaire d’un texte identique pour les deux assemblées, lequel, enfin, devra être voté par chacune d’elles…
Il n’est pas certain que ce chemin de croix sera achevé avant la fin de cette année, comme l’avait souhaité le président Obama. Il n’est pas non plus acquis que quelques-uns des apports les plus progressistes du projet qui vient de franchir le cap de la Chambre des Représentants — en particulier la création d’un nouveau système public (« public option ») réservé aux non assurés — survivront à ce labyrinthe parlementaire. Le lobby des assurances s’oppose avec violence à une telle « concurrence », et finance une débauche de spots publicitaires destinés à semer le trouble auprès de dizaines de millions de téléspectateurs légitimement déroutés par la complexité des textes en discussion (celui que la Chambre des Représentants vient d’adopter comportait près de 2 000 pages). Résultat : 39 % des Américains estiment que « l’Etat ne doit pas se mêler de Medicare » alors qu’il s’agit d’un programme entièrement public…
Au-delà de la réforme du système de santé, le vote du 7 novembre signale assez que la « fenêtre de tir » du président des Etats-Unis devient plus étroite à mesure que les mois passent et que le halo de sa victoire s’estompe. M. Obama a sans doute trop tardé à s’engager et, par souci de paraître non partisan, il a perdu du temps en négociant avec des parlementaires républicains. Or ces derniers, peu soucieux de compromis avec un président qu’ils haïssent, pratiquent la politique de la terre brûlée contre ce qu’ils qualifient de « socialisme » ouvrant la voie à de nouveaux impôts et à une banqueroute de l’Etat. Sensibles à l’impact de telles diatribes, plusieurs dizaines de parlementaires démocrates élus dans des circonscriptions conservatrices s’inquiètent avant tout de leur réélection l’année prochaine. Le président Obama ne peut plus compter sur eux. Enfin, et ce n’est pas le moins important, des médias conservateurs – Fox News et le Wall Street Journal en particulier – alimentent en permanence un climat d’opposition presque paranoïaque aux initiatives de la Maison Blanche.
Dans un long éditorial publié le 1er novembre 2009 et titré « La plus mauvaise loi jamais proposée », le Wall Street Journal, principal quotidien national américain (2 millions d’exemplaires) a ainsi fustigé un « niveau épique de dépenses et d’impôts, des assurances dont le prix montera jusqu’au ciel, un rationnement de tous les soins, des projections malhonnêtes. » L’ensemble, qui « débouchera sur un taux de chômage structurel aussi élevé qu’en Europe depuis que l’Etat-providence s’y est développé », serait destructeur « à tous les niveaux : pour le système de santé, pour les finances publics et, en définitive, pour la liberté et la prospérité du pays. »
Le poids de l’argent et des lobbies industriels dans le système politique, judiciaire et médiatique des Etats-Unis est tel qu’il est toujours plus facile pour un président républicain de réduire les impôts des plus riches que pour un président démocrate d’améliorer la protection sociale de tous les autres. De fait, le bilan de la première année de la présidence Obama demeure sensiblement en retrait sur celui de la première année du président Reagan (1981) ou de M. George W. Bush (2001). Dans les deux derniers cas, d’importantes réductions d’impôts combinées à un relèvement substantiel des dépenses militaires avaient passé sans encombre le cap du Congrès ; le salaire minimum avait été gelé, le droit de grève mis en cause.
L’adoption d’une réforme ambitieuse du système de santé signalerait donc qu’un président démocrate peut lui aussi modifier — dans un sens très différent — l’équilibre social des Etats-Unis. Depuis Lyndon Johnson (1963-1969), cette démonstration reste à faire. Elle serait d’autant plus nécessaire que sur le front de la politique étrangère (Irak, Afghanistan, Proche-Orient) le changement promis par M. Obama tarde vraiment à se dessiner.
(1) En octobre 2009, le taux de chômage officiel, largement sous-estimé, a atteint 10,2 % de la population active, un niveau inégalé depuis 1983. En ajoutant aux Américains à la recherche active d’un emploi ceux qui se sont découragés d’en obtenir un, le taux atteint 17,5 % de la population active. La couverture médicale étant le plus souvent assurée par l’employeur, perdre son travail revient à perdre le bénéfice du remboursement de ses soins.
(2) Lesquels se sont presque unanimement opposés au projet adopté par la Chambre des Représentants puisqu’un seul d’entre eux a voté pour.