Beaucoup se croyaient protégés. Mais, comme les autres composantes de la communauté hospitalière, les praticiens n’échappent pas aux conséquences de réformes sacrifiant le service public à la rentabilité. Harcèlement moral, démotivation, épuisement professionnel…
Des médecins réclament l’assistance d’autres médecins. « Depuis trois-quatre mois, on a des coups de fil incessants de collègues, de toutes spécialités, qui nous demandent de l’aide, qui sont dans une souffrance psychique terrible », raconte Nicole Smolski, anesthésiste à l’hôpital de la Croix-Rousse à Lyon et vice-présidente de son syndicat professionnel, le SNPHAR. « On est tous en train de gérer trois-quatre cas de collègues qui vont vraiment très mal. » Demandes de soutien psychologique, de conseil juridique : le phénomène interpelle d’autant plus que les médecins ne sont pas réputés pour avoir la plainte facile. « On est conditionnés à endurer beaucoup de choses. On ne doit pas montrer sa souffrance », rappelle une jeune praticienne. Après tout, le métier lui-même n’est-il pas un stress que des personnes « fragiles » ne peuvent pas supporter ? Seulement voilà, l’explication ne tient plus face à la vague de mal-être qui submerge la profession. « C’est l’histoire de France Télécom qui nous a ouvert les yeux », remarque Nicole Smolski. Et qui a amené les syndicalistes médecins à regarder différemment les signaux de souffrance dans leur entourage, y compris les gestes de désespoir. « On a tous connu un ou deux collègues qui se sont suicidés au travail. »
Que disent les toubibs dans leurs SOS ? « Ils parlent d’un isolement au travail, face à leur chef de service, leur chef de pôle, leur direction, d’une pression sur les épaules qui n’existait pas avant, avec l’exigence de rentrer dans un certain moule, une certaine rentabilité. Et puis d’une perte d’autonomie de décision qui fait que les gens, non seulement souffrent, mais ont l’impression d’être harcelés quand ils ne rentrent pas dans le moule », rapporte Nicole Smolski. Après s’être « longtemps crus protégés » par « leur statut, leur aura », ils subissent de plein fouet, comme les autres composantes de la communauté hospitalière, les conséquences des « réformes », de la restriction de moyens, d’effectifs, mais aussi de l’autoritarisme croissant des gestionnaires, qui, obnubilés par les économies, laissent de moins en moins de place à l’avis médical. Catherine (*), jeune praticienne dans un hôpital de l’est de la France, a, dit-elle, « toujours souhaité travailler dans les hôpitaux car (elle a) une notion de service public qui (lui) tient à cœur », et elle veut encore y croire. Catherine vient pourtant de décider de jeter l’éponge, provisoirement, en demandant une mise en disponibilité d’un an. Décision « très difficile », « cas de conscience », mais seule issue, à ses yeux, à une situation devenue insupportable. « Mon service était très déficitaire. Le chef de pôle a proposé une restructuration afin de combler le déficit, sans aucune concertation, prévoyant des suppressions de postes, de médecins, d’infirmières. Mes collègues et moi, nous avons totalement refusé car on ne pouvait plus travailler en équipe. » De surcroît, comme pour justifier sa décision, le supérieur hiérarchique de Dominique tient des propos « extrêmement méprisants » contre sa spécialité, jugée « responsable du déficit du pôle ». Après avoir cherché, en vain, l’écoute de la direction de l’établissement, constatant qu’elle allait se « retrouver en sous-effectif, avec un chef ayant manifesté un grand mépris envers (sa) spécialité », elle s’est dit qu’elle « ne pouvait plus continuer à exercer à l’hôpital de cette façon », raconte Dominique. Et d’évoquer « une démotivation croissante » parmi ses collègues. Psychiatre dans les hôpitaux de Lyon, Françoise, elle, est plus proche de la retraite. « Mais pas encore à la date de péremption ! » s’insurge- t-elle. Pourtant, à la suite de multiples restructurations qui ont touché son activité, et alors qu’elle doit faire face à de lourds ennuis familiaux, cette psychiatre s’est retrouvée, au retour d’un arrêt maladie, « placardisée », confinée dans un bureau à « ne rien faire », privée de consultations au motif de sa « fragilité ». Avant d’être invitée par son chef de service à avancer son départ en retraite. Sans même pouvoir faire valoir qu’avec ses « multiples diplômes », elle « pouvait encore servir à quelque chose, quelque part ». « Dégoûtée », ne cachant pas des idées suicidaires, Françoise, qui a demandé l’aide du SNPHAR, constate : « On est rattrapés par des choses dont je pensais que c’était plutôt dans le privé. »
Constat semblable chez Dominique, anesthésiste, qui, recrutée comme contractuelle dans un hôpital du sud de la France, vient de voir son contrat brutalement interrompu, du jour au lendemain, par sa direction. Au mépris du préavis obligatoire de deux mois. Motif ? Alors qu’elle était déjà soumise, dit-elle, à « une charge de travail énorme » en anesthésie, dans un service « en sous-effectif » l’astreignant, entre autres, à être « de garde tous les week-ends », elle a refusé de prendre une charge supplémentaire : la responsabilité des urgences, le soir, la nuit et les week-ends, lorsque le responsable de ce service est appelé à intervenir à l’extérieur. Dominique a eu beau expliquer que cela ne relevait pas de sa spécialité, qu’il « y avait une responsabilité juridique que les assurances n’allaient pas couvrir », faire valoir que l’Ordre des médecins lui donnait raison, le directeur n’a rien voulu entendre. « Vexée » de « se faire virer alors qu’on n’a pas fait de faute », contrainte de chercher en catastrophe des remplacements, elle se dit aujourd’hui persuadée que sa mésaventure n’est qu’un avant-goût des abus qu’entraîneront les pleins pouvoirs donnés par la réforme Bachelot aux directeurs.
« L’hôpital est-il une entreprise de soins comme une autre entreprise, ou une communauté humaine œuvrant dans l’intérêt collectif ? » interroge le SNPHAR. Au-delà de toutes les mesures d’accompagnement, le sort des praticiens en souffrance dépendra, dans une large mesure, de la réponse à cette question.
Yves Housson
(*) Les prénoms ont été modifiés.
Repères :
On compte environ 40 000 médecins hospitaliers de toutes spécialités.
47,9 % affi rment être insatisfaits ou très insatisfaits des possibilités de donner à leurs patients les soins dont ils ont besoin, selon les résultats de l’enquête Sesmat, sur la satisfaction professionnelle des médecins, réalisée en 2007-2008.
67,3 % se déclarent insatisfaits du soutien psychologique reçu au travail.
Les urgentistes, les gériatres et les pharmaciens sont plus fréquemment victimes que la moyenne de burn-out (épuisement professionnel).
Les troubles musculo-squelettiques sont fréquents chez tous les spécialistes et touchent 55,8 % d’entre eux.
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source, http://www.humanite.fr/2009-11-09_Politique-_-Social-Economie_L-hopital-entreprise-rend-les-medecins