Avec gravité et responsabilité, l’intersyndicale appelle à des actions «calmes et déterminées» et à une nouvelle journée de grèves et de manifestations, le jeudi 23 mars.
C’est finalement le scénario du pire qui aura été choisi. Après l’adoption du texte sur les retraites en Commission mixte paritaire, le vote favorable du Sénat, les députés n’auront pas pu s’exprimer sur la réforme. À 15 heures, ce jeudi 16 mars, Élisabeth Borne a annoncé le recours au 49.3, utilisé comme un outil visant à entériner une régression sociale. Sur les places de la Concorde et de la Sorbonne, à Paris, plusieurs milliers de personnes se sont progressivement rassemblées pour protester contre ce passage en force. Même réaction à Toulouse ou à Bordeaux, où plusieurs milliers de manifestants ont défilé dans l’après-midi, mais aussi à Lyon ou Grenoble devant les préfectures. En fin de journée, d’autres rassemblements, soit spontanés, soit à l’appel des intersyndicales, étaient en cours à Albi, Hendaye, Tulle, Poitiers, Nancy, Nantes ou Cherbourg, dans toutes ces villes dites « moyennes » qui depuis janvier manifestent leur profonde hostilité à la réforme.
En dénonçant « un déni de démocratie », l’intersyndicale appelle avec gravité et responsabilité, à des actions « calmes et déterminées », par des rassemblements syndicaux dès ce week-end, et à une nouvelle journée de grèves et de manifestations, le jeudi 23 mars. Elle continue d’exiger le retrait d’une réforme rejetée pour de multiples raisons : son fond, sa forme, sa méthode et son moment. L’exécutif n’aura pas voulu entendre celles et ceux qui travaillent : sous le poids des contraintes physiques et psychosociales, 37 % des salariés affirment désormais ne pas pouvoir tenir dans leur travail jusqu’à la retraite, vient de montrer la Dares. Cette « insoutenabilité » du travail est aussi exprimée par presque un cadre sur trois et 38 % des professions intermédiaires.
L’exécutif aura ainsi refusé d’écouter la population qui, depuis le 19 janvier dernier, se mobilise massivement contre la réforme. Au 6e jour de mobilisation, le 7 mars, plus de trois millions de personnes, du secteur public comme du privé, syndiqués ou pas, toutes catégories socio-professionnelles, s’étaient à nouveau rassemblées dans toute la France, dont 700 000 à Paris, pour exprimer le refus de travailler jusqu’à 64 ans : une « journée historique » par l’ampleur des grèves et des manifestations, notait l’intersyndicale.
Elles étaient aussi présentes le lendemain pour la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, particulièrement pénalisées par toutes les mesures d’âge, avec quatre fois plus de monde dans les rues qu’un 8 mars « traditionnel » dans de nombreuses villes. Moins médiatisées et visibles, sauf dans certains secteurs, les grèves étaient nombreuses : ports et raffineries à l’arrêt, records de grévistes dans la métallurgie comme chez Arcelor Mittal, 39 % de grévistes à la Sncf d’après la direction, piquet de grève chez Legrand, entreprise du Cac 40, à Limoges, 57 % de grévistes dans les industries électriques et gazières… Au centre d’ingénierie nucléaire de Marseille par exemple,150 ingénieurs et cadres votaient une grève reconductible d’une heure par jour.
Un mépris de la démocratie sociale
Dans ce contexte social incandescent, Élisabeth Borne a beau jeu de vouloir argumenter le recours au 49.3 tout en continuant de s’auto-féliciter de la recherche « inlassable » d’un compromis avec l’ensemble des acteurs. Au Parlement, où les débats sur le projet de loi de finances de la sécurité sociale rectificatif ont été contraints et réduits notamment par l’utilisation de l’article 47-1, la Commission mixte paritaire a débouché sur un texte qui entérine le recul de l’âge de la retraite, l’accélération du calendrier Touraine d’allongement de la durée de cotisation, la clause du « grand-père » dans les régimes spéciaux ainsi que la suppression progressive de certains d’entre eux.
Les modifications apportées au projet initial de manière à « l’adoucir », se sont défendu les membres de la commission, n’ont pas trompé grand monde, comme celles se rapportant aux carrières longues ou aux femmes ayant eu des enfants. Un leurre : la surcote votée pour les mères de famille entre 63 et 64 ans à condition qu’elles aient cumulé les annuités requises ne pèse rien face à l’effacement de la majoration des durées d’assurance induit par le recul de l’âge légal. Elle ne corrige que très marginalement les inégalités de retraite entre les hommes et les femmes, dont les pensions de droit direct sont inférieures de 40 %. Portée par les organisations syndicales, dont l’Ugict-CGT, l’exigence d’un rattrapage des inégalités salariales pour y remédier n’a fait l’objet d’aucun débat : ce serait pourtant autant de ressources supplémentaires pour sécuriser le financement solidaire de la protection sociale, dont les retraites : à hauteur de 5,5 milliards d’euros pour le régime général. comme le montre un chèque symbolique remis le 16 février dernier aux députés, à l’initiative d’organisations syndicales et féministes.
L’argument du compromis recherché avec les partenaires sociaux ne tient, en effet, pas davantage. Dès janvier, l’intersyndicale, qui a fait depuis la démonstration de son unité, de sa détermination et de son exemplarité, l’affirme : toutes les propositions alternatives ont été « balayées d’un revers de main ». Adressé au président de la République, le courrier de l’intersyndicale pour solliciter une rencontre face à l’urgence du moment, a fait l’objet d’une fin de non-recevoir. La pétition intersyndicale, qui a réuni 1108 400 signatures en cinq semaines, a été ignorée. Les règles de la démocratie sociale ont été dévoyées, en témoigne l’introduction dans un Plfss rectificatif de mesures touchant au droit du travail, comme l’expérimentation entre 2023 et 2026 d’un Cdi « senior », désocialisé pendant un an.
Dans une tribune au quotidien Le Monde, le juriste Alain Supiot (La justice au travail, Le Seuil, 2022) questionne l’étymologie du mot « gouvernant » (celui qui tient le gouvernail). Il écrit : « On pourrait dire que la démocratie sociale remplit pour les dirigeants d’une démocratie politique une fonction comparable à celle de la vigie qui évite au capitaine d’un navire de prendre les cartes marines pour les réalités de la mer ». Il n’est pas trop tard pour une prise en compte de tous les signaux envoyés : en retirant la réforme.