11 juin 2015 | Par Caroline Coq-Chodorge – Mediapart.fr
L’AP-HP est de nouveau dans la rue, jeudi 11 juin. En trois semaines de conflit, rien n’a bougé. Le directeur général Martin Hirsch campe sur ses propositions et les syndicats refusent de négocier. Dans les 38 hôpitaux, le ton monte face à des directions locales qui ont reçu des consignes de fermeté.
Bruyante, joyeuse, houleuse : la vague de mobilisation de l’AP-HP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris) contre le projet de réorganisation du temps de travail est toujours forte, entretenue par des actions sporadiques dans les 38 hôpitaux de l’AP-HP. Ainsi, lundi à 14 heures, à l’hôpital Saint-Louis à Paris, la directrice Ève Parier organisait « en urgence » un « point d’information » sur la nouvelle organisation du temps de travail proposée par le direction générale. Étaient invités les cadres paramédicaux et les médecins chefs de service. Le carton d’invitation a fuité, et une centaine de membres du personnel – soignant, technique et administratif – emmenés par les syndicats ont perturbé la réunion. « Il n’y aura pas d’information sur cette réforme, qui n’est passée dans aucune instance », a crié la déléguée syndicale CGT Karima Salem, au milieu des jets de ballons multicolores et des sifflets. « Il n’y a eu aucune négociation au niveau central, nous voulons le retrait de ce projet, qui est un plan d’économies sur notre dos. » La directrice est repartie sans pouvoir s’exprimer.
Le mouvement reste bon enfant, pour l’instant. Car ici et là surviennent des accrochages. À Saint-Louis, toujours lundi, les syndicats ont organisé un « self gratuit », interrompu par le directeur des ressources humaines (DRH), qui a donné ordre aux agents de cesser le service, en vain. Un huissier a pris le nom des agitateurs.
Dans tous les hôpitaux, les affiches et les tracts en dehors des zones d’affichage sont arrachés… et immédiatement recollés. À l’hôpital Beaujon, la direction a obtenu de la justice une injonction de déplacer des lits installés dans le hall de l’hôpital. Dans un autre hôpital parisien, des cadres sont convoqués par la DRH pour ne pas avoir fait retirer assez vite des draps suspendus aux fenêtres sur lesquels était simplement écrit « en grève ». « Pourtant, c’est parfois la seule manière pour des agents souvent assignés à leur poste de manifester leur solidarité avec le mouvement », témoignent-elles de manière anonyme. Signe de la tension qui monte : en dehors des syndicalistes, toutes les personnes demandent l’anonymat avant de s’exprimer. Le directeur général assume : il nous a répondu (par mail) qu’il voulait « voir l’action des agents inscrite dans le respect des patients et des règles de droit, faute de quoi [il] se réserve la possibilité de saisir les autorités ». La direction menace également d’utiliser l’argument financier pour calmer le mouvement : habituellement, les personnels grévistes ont le choix entre la suppression d’un jour de congé ou la retenue sur salaire. Martin Hirsch a affirmé aux syndicats qu’il imposerait le retrait sur salaire dès la fin du mois de juin.
Inlassablement, dans les médias et aux syndicats, il répète pourtant qu’il est pour le « dialogue social ». Mais inlassablement les faits le contredisent. En mars, il initie ces négociations dans Les Échos par un chantage à l’emploi : les agents de l’AP-HP doivent renoncer à des RTT pour éviter la suppression de 4 000 postes. Alors qu’aucun projet de réforme du temps de travail n’est encore sur la table, tous les syndicats mobilisent avec succès le 21 mai : 8 000 personnes se sont massées avenue Victoria à Paris, devant le ministère de la santé. Le soir même, la direction estime à 34 % le nombre de grévistes et prend acte d’un « mouvement suivi et d’importance ». Martin Hirsch propose alors de renouer le dialogue sur « une base nouvelle ».
Le 2 juin, il formule enfin des propositions fermes dans un document de onze pages. Il assure avoir entendu le « désaccord exprimé par les organisations syndicales », les « inquiétudes » des agents. Et il propose une méthode qui permette de « s’assurer que la réforme proposée, qui vise l’amélioration de la prise en charge des patients, avec un retour en faveur des personnels de l’AP-HP, est équilibrée ». Autrement dit, tout le monde doit y trouver son compte, y compris la direction, qui cherche où elle le peut des sources d’économies.
Dans ce document, la direction s’engage à ce que « 80 % de l’efficience soit atteinte par d’autres voies que des économies sur la masse salariale ». L’« efficience », en novlangue technocratique, désigne le différentiel entre le budget accordé aux hôpitaux, en hausse de +2 % en 2014, et la progression naturelle des dépenses, évaluée à +4 %. Pour l’AP-HP, le premier CHU de France, 150 millions d’euros doivent être économisés, dont 20 % sur la « masse salariale ». Les agents doivent donc se serrer la ceinture à hauteur de 30 millions d’euros.
Pour y parvenir, beaucoup d’hôpitaux usent du même tour de passe-passe : retravailler les complexes organisations du travail, en diminuant les temps de transmission, ces moments où deux équipes se croisent et se transmettent les informations sur les patients.
Martin Hirsch propose de limiter la journée de travail à 7 h 30, au lieu de 7 h 36, réduisant ces temps d’échange de six minutes. Puisque la journée est plus courte, la semaine l’est aussi : elle n’est plus que de 37 h 50 environ, ce qui ouvre des droits à 15 jours de RTT seulement, au lieu de 18 actuellement. La proposition de Martin Hirsch s’assoit au passage sur les deux journées de RTT extraréglementaires accordées en 2002 à l’AP-HP, ainsi que sur les journées “médailles”, qui récompensent l’ancienneté, ou la journée “fête des mères”. « Ce sont donc entre 5 et 9 jours de RTT qui sont supprimés, selon les agents », explique Thierry Amouroux, de la CFE-CGC.
« 2% de productivité en plus depuis 2003 »
Mais Martin Hirsch fait aussi du management : il propose de passer les équipes de soins en « grande équipe » de jour. Aujourd’hui, la plupart des infirmières ou des aides-soignantes de l’AP-HP travaillent invariablement soit le matin, soit l’après-midi. La « grande équipe » permet aux cadres de répartir les effectifs de jour d’un service indifféremment le matin ou l’après-midi, sur une vaste plage horaire courant de 7 heures à 21 h 30.
« Pour gérer l’absentéisme, on lisse les effectifs à partir de maquettes organisationnelles », décrypte une cadre supérieure de santé. Elle manage 200 infirmières et aides-soignantes, dont une partie, les plus jeunes, sont déjà en « grande équipe ». Et la réalité résiste aux théories managériales : « L’hôpital est un métier féminin, où même les médecins sont de plus en plus souvent des femmes. Je prends en compte les situations personnelles, et je ne fais pas tourner du matin sur l’après-midi les mamans qui ont des problèmes de gardes. Et quel sens cela a de faire bouger quelqu’un, parfois du jour au lendemain, d’une équipe à une autre, parfois d’un service à un autre ? Les compétences sont méprisées, les agents perdent le sens de leur travail. »
Martin Hirsch affirme que le temps gagné avec ces nouvelles organisations permettra non seulement de faire des économies, mais aussi d’améliorer les conditions de travail. Pour cette cadre de santé, « c’est un leurre. On va gagner quelques jours de travail. Mais la suppression des RTT fera progresser les arrêts et donc l’absentéisme. Au final, nous serons tous perdants. Le siège de l’AP-HP est tellement loin de la réalité. Il y a des marges de manœuvre pour faire des économies, mais nous n’arrivons même pas à organiser des réunions de service pour réfléchir à notre manière de travailler. Les effectifs sont trop justes, les infirmières travaillent à la chaîne, et je ne sais plus quoi faire de celles qui ont le dos cassé. Quelle est la vocation de l’hôpital ? N’est-ce pas d’aider les gens à surmonter des situations de vulnérabilité ? Pourtant, il rend aujourd’hui son propre personnel vulnérable ».
Les hospitaliers sont en effet surexposés aux risques professionnels, comme le montre l’étude Sumer publiée par le ministère du travail. Ils cumulent tous les facteurs de risques : ils travaillent en horaires atypiques, supportent des contraintes physiques, sont exposés à des produits chimiques, ressentent une forte « tension au travail », déclarent « manquer de moyens matériels adaptés et de collègues en nombre suffisant pour effectuer correctement leur travail ». Dans cet environnement de travail sous tension, les accidents sont fréquents : en 2013, selon les derniers chiffres de leur caisse de retraite, 9,3 % des agents hospitaliers ont été arrêtés, en raison d’un accident de service (8,1 %), d’une maladie professionnelle (0,4 %) ou d’un accident de trajet (0,7 %).
Ces statistiques, l’infirmière Sophie leur donne vie. À 42 ans, elle travaille depuis 13 ans dans un service de réanimation unique en France, qu’elle ne quitterait pour « rien au monde ». Mais la qualité du travail tient au savoir-faire et à l’éthique des médecins et des soignants. « Car on manque de tout : de personnel, de matériel. » Alors que les infirmières font dans ce service beaucoup de manutention de patients immobilisés, il n’y a qu’« un seul lève-malade, partagé entre trois services ». L’été dernier, Sophie s’est blessée au cou au cours de la toilette d’un « patient de 115 kilos. J’ai été immobilisée sept mois, opérée de deux hernies. Pour ne pas perdre la moitié de mon salaire, j’ai repris trop tôt le travail, en mentant au médecin du travail, en serrant les dents ». Elle n’est a priori pas concernée par la réorganisation du temps de travail, car elle travaille en « journées de 12 heures ». Longtemps réservé aux services d’urgences, de réanimation, ou aux maternités, ce temps de travail se développe à grande vitesse dans tous les hôpitaux, parce qu’il est très économique et parce qu’il est réclamé par les infirmières, qui ne travaillent que trois jours par semaine en moyenne. Mais toutes les études montrent une plus grande pénibilité du travail. « Pour élever mon enfant, je suis ravie d’être en 12 heures. Mais c’est épuisant », témoigne Sophie. À l’AP-HP, Martin Hirsch exclut de faire des 12 heures un cadre de travail à l’AP-HP.
Les seuls à ne pas s’être encore exprimés dans ce conflit qui s’étire sont les médecins. Ils ne sont pas concernés par la réorganisation du temps de travail, « mais ils observent attentivement ce qui se passe avec les paramédicaux, qu’ils écoutent », explique Jean-Yves Fagon, chef du service de réanimation médicale de l’Hôpital européen Georges-Pompidou. Ancien directeur médical de l’AP-HP, il explique que « le temps de travail est un sujet extrêmement compliqué, qui doit s’adapter aux prises en charge médicales, service par service. Martin Hirsch est parti sur des principes très généraux et essaie de convaincre que ses motivations ne sont pas seulement économiques. Bien sûr, personne ne le croit ». « Solidaire du personnel », le diabétologue André Grimaldi met cependant en garde contre « les corporatismes. Quelle est la différence entre une journée de 7 h 36 et une autre de 7 h 30 ? Il faut que les infirmières retrouvent de la liberté dans leur journée de travail ».
Pour le diabétologue, cette question du temps de travail distrait de l’essentiel : « Il faut s’opposer aux choix du gouvernement. » Aux côtés d’une petite centaine de médecins hospitaliers, il vient de signer une tribune appelant à « sortir l’hôpital de la crise » (à lire dans le Club de Mediapart). Ces médecins y dénoncent « la volonté des gouvernements successifs de contraindre un peu plus chaque année le budget hospitalier », ce qui pousse les directeurs d’hôpitaux à « demander aux personnels sous statut de travailler plus sans gagner plus, alors même que la “productivité” hospitalière a augmenté selon les sources officielles de 2 % par an depuis 2003 ». Ils engagent plutôt le gouvernement à « construire un service public de la médecine de proximité », à mettre fin au seul paiement à l’activité dans les hôpitaux, à garantir « un travail d’équipe stable à l’hôpital ». Et ils l’enjoignent d’aller chercher d’autres pistes d’économies que sur le personnel hospitalier : sur les médicaments génériques, les transports sanitaires, le fonctionnement bureaucratique de l’hôpital, etc.
En attendant cette ambitieuse réforme du système de santé, même pas à l’état de réflexion, le conflit à l’AP-HP pourrait bien pourrir l’été venu. Le secrétaire général du syndicat infirmier SNPI CFE-CGC, Thierry Amourouc, compare l’AP-HP à « une cocotte-minute : si on empêche la soupape de tourner elle peut exploser. Martin Hirsch est dans la communication, un simulacre de dialogue, et il tient des positions à l’inverse de son image sociale. Les personnels se sentent méprisés, je crains qu’ils ne sortent découragés de ce mouvement. Ils ne donneront plus les 30 minutes de travail gratuites qui font tourner l’hôpital. Comment donner à quelqu’un qui vous marche sur les mains ? »