La « Salmonella Kentucky » a rejoint la « New Delhi métallo-beta-lactamase » dans la liste des bactéries multirésistantes aux antibiotiques. Cette souche, que les chercheurs de l’Institut Pasteur pistent depuis une décennie, connaît une explosion sans précédent depuis 2006, selon une étude publiée en mai dernier dans la revue The Lancet Infectious Diseases. Résistante aux fluoroquinolones, antibiotiques puissants utilisés massivement chez l’homme comme chez l’animal, sa zone de contamination s’est progressivement élargie à toute l’Afrique et au Moyen-Orient. Tourisme médical, transport d’animaux d’élevage, ces bactéries résistantes voyagent sans encombre jusqu’en Europe. « On n’avait jamais vu ça, s’alarme le chercheur François-Xavier Weill, responsable du Centre national de référence sur les salmonella à Paris. Ce sont des bactéries qui résistent à tout ! Avant, une souche résistante, c’était une anomalie. Aujourd’hui, c’est banal. Et le processus va vite, très vite. »
Au sein de l’Union européenne, il a été estimé qu’au moins 25 000 patients décèdent chaque année d’une infection due à l’une des cinq bactéries multirésistantes les plus fréquentes (lire ici le rapport remis au premier ministre en décembre dernier). Depuis le début des années 2000, des milliers de morts sont dus à une épidémie de staphylocoque doré résistant à la méticilline en Amérique du Nord. Et l’on pourrait continuer ainsi à égrener les chiffres autour de la planète. Pour le docteur Carmen Pessoa, expert de l’OMS à Genève, il ne s’agit ni plus ni moins que de « l’émergence de façon vertigineuse de germes multirésistants qui ne répondent plus à aucun traitement antibiotique ».
Depuis des années, l’OMS crie au feu, espérant mobiliser autour de la question de l’antibiorésistance. « Nous mettons en garde depuis deux décennies, ajoute Carmen Pessoa. Car on meurt aujourd’hui de ce dont on ne mourait pas avant. » Au mois de juin, c’est l’Angleterre, hôte du G8, qui a à son tour demandé à la communauté internationale de réagir, la médecin-chef auprès du gouvernement ayant qualifié la menace de « bombe à retardement ».
Florence Séjourné est la présidente de la société de biotechnologie Davolterra, fondée par le professeur Antoine Andremont, spécialiste de l’antibiorésistance. Cette petite entreprise réfléchit à des stratégies protectrices contre les bactéries qui logent notamment dans le colon. « Les cliniciens et les scientifiques ont compris depuis 30 ans qu’on allait dans le mur. Les bactéries sont sur la planète depuis 3,5 milliards d’années, les humains beaucoup moins… On traite les hommes et les animaux depuis 70 ans et évidemment, les bactéries contournent petit à petit ces traitements. Le phénomène est naturel et on en subit les premières conséquences. » Le danger est particulièrement important à l’hôpital, où les bactéries multirésistantes compliquent sévèrement le traitement des maladies nosocomiales. Le résultat ? Des impasses thérapeutiques mortelles où des antibiotiques de dernière ligne comme les carbapénèmes sont impuissants.
Baisse de la consommation pendant dix ans
Les raisons de l’antibiorésistance sont connues. Pour résumer, il y a actuellement dans le monde une augmentation et une forte dissémination des pathogènes multirésistants chez l’homme comme chez l’animal, et pas de production de nouveaux antibiotiques pour les contrer. Comment en est-on arrivé là ? Les premiers antibiotiques ont été découverts après la Seconde Guerre mondiale et ont complètement révolutionné la médecine moderne, rappelle Bernard Meunier, membre de l’Académie des sciences et spécialiste des maladies infectieuses. « L’arrivée des antibiotiques nous a transportés dans un monde merveilleux. On ne mourait plus d’infections, ou de gangrène. Ce faisant, nous avons presque oublié l’existence des bactéries. » Succès médical, mais aussi succès commercial, les antibiotiques ont été promus, vendus, prescrits et consommés à tour de bras. Ils sont devenus des médicaments familiers, que l’on donne même parfois pour des infections virales, un vrai contresens médical.
Dès 2001, les autorités sanitaires françaises, à l’instar d’autres pays européens, tentent de mettre le holà et lancent la campagne « Les antibiotiques, c’est pas automatique ». L’effet sur le patient a du bon : en France, entre 2002 et 2012, la consommation a baissé de 10 %, selon un rapport récent de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (Anses). Mais depuis trois ans, les chiffres repartent à la hausse. Les médecins, encore peu formés à la question, continuent de trop prescrire : « Il y a un mythe qui veut que l’antibiotique peut tout guérir, il faut absolument le démolir, martèle Carmen Pessoa. Les médecins disent qu’ils subissent la pression des patients, qui veulent ressortir du cabinet avec un traitement. Mais c’est largement exagéré. Ce qu’il leur faut, ce sont de meilleurs outils de diagnostic. » C’est l’une des pistes envisagées pour réduire les mauvaises prescriptions : fournir aux médecins des instruments qui permettent d’identifier rapidement si l’infection est bactérienne ou non.
Un peu partout dans le monde, la baisse de la consommation d’antibiotiques est un objectif affiché officiellement et qui commence à porter ses fruits, comme dans les pays du nord de l’Europe par exemple. Mais sachant qu’en Inde, en Afrique, en Amérique latine et dans une partie de l’Asie, les antibiotiques sont en vente libre, la marge de manœuvre reste réduite.
Autre facteur aggravant, les humains ne sont pas les seuls grands consommateurs. Depuis longtemps, la médecine vétérinaire consomme des antibiotiques quasiment à part égale avec celle des humains. Dans le domaine de l’élevage, les traitements antibiotiques, administrés en préventif, ont permis de mieux soigner, tout en faisant de sérieux dégâts. Le monde de l’élevage est le royaume du collectif et l’objectif de l’antibio-prévention était d’éviter que des lots entiers ne soient malades. Malheureusement, elle favorise l’apparition de gènes résistants sur des bactéries qui peuvent ensuite se transmettre à l’homme.
Cette pratique, désormais interdite en Europe, reste autorisée aux États-Unis. Tout comme l’administration aberrante d’antibiotiques comme promoteur de croissance, toujours en vogue aux États-Unis, au Brésil, ou au Canada, gros pays producteurs de viande. « Les lobbies sur ces questions sont très puissants et influencent les cadres législatifs dans de nombreux pays, note le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), le Dr Bernard Vallat, à Paris. Or sans une loi adaptée à une réduction des résistances, rien ne se passera. »
Traitements vétérinaires
L’OIE compte 178 pays membres dont une large majorité n’ont pas pris le problème à bras-le-corps. « Les éleveurs français ont été sensibilisés depuis 1999, assure Gilles Salvat, directeur santé et bien-être animal à l’Anses et responsable d’un élevage « modèle » à Ploufragan en Bretagne. Après les scandales sur les farines animales, ils n’avaient pas besoin d’être stigmatisés davantage… On voit les premiers résultats positifs aujourd’hui, notamment dans la filière porcine. » L’objectif est d’arriver en France à réduire de 25 % l’utilisation des antibiotiques vétérinaires d’ici 2017.
Cela n’empêche pas les abus, comme en Auvergne, en avril dernier. Trois vétérinaires et deux pharmaciens se sont associés pour ouvrir une officine illégale afin de délivrer, hors prescription, antibiotiques et anti-inflammatoires à des centaines d’éleveurs (lire ici ou là). « Il y a une vraie délinquance autour de ces produits, confirme Bernard Vallat de l’OIE. Un trafic mondial et mafieux s’est installé, via internet notamment, et une quantité considérable d’antibiotiques et de contrefaçons dangereuses sont vendus en dehors de tout contrôle quant au dosage ou à la méthode d’administration. »
Comme le médecin chez le malade humain, le rôle du vétérinaire est ici central. « Il faut peut-être aussi réfléchir à leur mode de rémunération, car ils sont à la fois prescripteurs et vendeurs », souligne Gilles Salvat. Au sein de l’Ordre des vétérinaires, on défend l’implication du corps professionnel dans la lutte contre l’antibiorésistance. « Ce n’est l’intérêt ni du vétérinaire ni du producteur que l’animal soit malade, plaide Jacques Guérin, vice-président de l’Ordre. Ce qui est dommageable, c’est l’amalgame entre le système médical humain et vétérinaire. Ce sont deux équations différentes, car je rappelle que l’éleveur paye ses médicaments, il n’y a pas de tiers, type sécurité sociale, entre le vétérinaire et le producteur. » Comme pour l’homme, l’amélioration en amont des conditions de vie semble être la piste la plus efficace pour réduire le recours aux médicaments. Meilleure ventilation des locaux, moins de promiscuité entre les animaux, développement des vaccins et des outils diagnostics, etc. Gilles Salvat insiste sur ces méthodes, bien conscient que si une nouvelle famille d’antibiotiques est mise sur le marché, « elle sera réservée à l’homme et c’est tant mieux ».
- Jacques Guérin, vice-président de l’Ordre des vétérinaires :
C’est le troisième défi, et non le moindre. Pour le constat, tout le monde est d’accord. La recherche sur de nouveaux antibiotiques est au point mort, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou encore au Japon, autre géant de l’industrie pharmaceutique. « Pour le coup, c’est mondial. Les efforts des départements recherche & développement, en termes de dollars dépensés, ont vraiment chuté ces vingt dernières années, se désole Florence Séjourné, de Davolterra. Et tout le pipeline (banque de molécules – ndlr) actuellement disponible vient de petites sociétés comme la nôtre. Il n’y a pas un produit qui vienne de grands groupes. Cette problématique de l’innovation existe dans tous les domaines thérapeutiques, mais pour l’antibiotique, c’est très puissant. »
Le premier argument est économique. L’antibiothérapie est clairement peu rentable pour un laboratoire d’envergure internationale, car elle sert à traiter des maladies aiguës, dont le traitement est généralement de courte durée. Ironiquement, l’antibiotique est un trop bon médicament : il soigne une cause précise, sans attaquer le reste du corps, très rapidement. Ce qui n’est pas le cas des pathologies chroniques, qui représentent pour l’industrie pharmaceutique l’assurance de vendre un médicament pendant de longues années.
L’innovation en panne
Par ailleurs, découverts à partir des années 1950, les antibiotiques sont sortis du système des brevets, donc moins rentables économiquement. « Ça dépend ce qu’on appelle rentable, nuance Bernard Meunier. Si le retour sur investissement est à 7 % et qu’on peut faire du 12 % ailleurs, le secteur à 7 sera effectivement considéré comme non rentable. Je pense sincèrement que la période des grands groupes a permis des avancées industrielles, mais en ce qui concerne la créativité, ce n’est pas l’idéal. Il faut absolument un maillage d’entreprises de tailles variables, des start-up mais aussi des sociétés avec une centaine de salariés. »
Philippe Lamoureux, directeur général du Leem, représentant les entreprises du médicament en France, est conscient des défaillances de l’industrie face à ce problème majeur de santé publique : « Actuellement, il n’y a pas de modèle économique derrière le développement d’une nouvelle classe d’antibiotiques. En imaginant qu’un industriel découvre une cinquième génération d’antibiotiques et qu’il ait envie de la mettre sur le marché, les autorités de santé vont immédiatement vouloir réserver ces produits à des cas de résistances avérées et ce serait bien normal. L’industriel va se retrouver à produire un médicament pour un marché qui n’existe pas. Il faut être extrêmement innovant pour trouver un autre modèle de partenariat public-privé. »
Comme pour les maladies négligées (lire notre précédente enquête), les laboratoires privés plaident pour une association plus étroite avec le public, laquelle seule permettrait de développer une recherche fondamentale déconnectée des exigences du marché. L’industrie pharmaceutique reçoit pourtant déjà des aides à l’innovation, via des avantages fiscaux. Une manne financière qu’elle pourrait reverser à des secteurs thérapeutiques urgents. Enfin, les laboratoires font toujours des bénéfices, malgré la crise. Le marché mondial du médicament devrait enregistrer une croissance de 4 % par an d’ici à 2015 selon l’IMS, organisme de veille dans le secteur de la santé, et passer de 900 milliards de dollars en 2011 à 1 000 milliards en 2014, même si les États-Unis, l’Europe et particulièrement la France ralentissent un peu, notamment faute d’innovation. En France, au cours de la décennie écoulée, les marges brutes dégagées par le secteur classent l’industrie pharmaceutique parmi les plus rentables, tous secteurs d’activités confondus, selon l’Insee.
- Florence Séjourné, présidente de Davolterra
Autre écueil, les autorisations de mise sur le marché. Les agences qui encadrent la sortie et la vente d’un nouveau médicament, que ce soit la Food and drug administration (FDA) aux États-Unis ou l’Agence européenne des médicaments, prennent en général pour principe la supériorité d’un produit par rapport à un autre, ce qui n’est pas le cas des antibiotiques qui agissent sur des bactéries différentes, mutant en permanence. De nombreux industriels se plaignent également du prix des antibiotiques, trop peu élevés pour justifier les coûts de recherche, et de la durée des brevets, trop courts pour amortir leurs investissements.
Dans ce contexte, certains plaident pour une stratégie choc, qui consisterait à augmenter brutalement les prix, pour à la fois favoriser l’innovation et limiter la surconsommation. Une politique difficilement acceptable, vu l’état des caisses d’assurances maladie un peu partout dans le monde, et qui serait fatale aux malades pauvres dans les pays où l’on paye ses médicaments de sa poche. L’antibiotique, « c’est l’exemple typique de l’échec du processus de la recherche au marché, analyse Carmen Pessoa. Le privé seul, ça ne fonctionnera pas et nous sommes en quête d’un nouveau modèle ».
La boîte noire :Mathilde Goanec est journaliste indépendante et intervient régulièrement sur Mediapart. Elle avait réalisé l’an passé une série de cinq articles : « L’enfance sans parents » à retrouver ici ; et en 2011, une série de quatre articles : « Le Spitzberg, l’île de toutes les semences du monde », à retrouver là.