Coït interrompu
Elle avait eu son premier orgasme en 1995 (elle était alors déjà trop vieille pour avouer le caractère inédit de la chose).
1995, dans son esprit elle appelait encore ça « la Grande Grève ». Sans nostalgie. Sans rancœur. Simplement, elle avait sa « Grande Grève » comme d’autres ont leur Révolution, leur grand amour, leur tentative de suicide : elle l’avait fait. Et parfois en ses nuits solitaires à l’hôpital, ça la réchauffait de se dire qu’elle avait vécu un peu, malgré tout. Qu’ils avaient failli gagner.
Il y avait eu ce jeune gauchiste, infirmier lui aussi, et bien trop jeune pour elle, avec la perversité et l’innocence de son âge, avec son indifférence aussi. Qu’importe : elle avait aimé, un instant. Et en son esprit apaisé, le frisson d’amour et la grève s’étaient peu à peu confondus. Un même espoir impossible, une même ardeur, un même échec.
Avant ça, il y avait eu 1988. Sa répétition générale à elle. Elle était née au monde, alors. Et en trois semaines elle s’était elle-même convaincue – oh, pas longtemps, et toujours avec cette point de doute qui sans cesse l’accompagnait – qu’elle avait quelque chose à dire, que l’on pût et même que l’on dût écouter.
Cette solidarité nouvelle. Elle qui avait tant souffert de ces ambiances poudrées et persifleuses de femmes, toutes jalouses, toutes mesquines, toutes malheureuses. Et soudain il y avait eu cet éclat de camaraderie, cette soudaineté du salut et du sourire.
Au début, les médecins avaient à peine jeté un œil – condescendant- sur ces assemblées de femmes qui se piquaient de politique, et étaient par conséquent forcément un peu hystériques.
Certains, moins réactionnaires que les autres, avaient voulu mettre un peu d’eux-mêmes dans ces réunions bordéliques ; deux d’entre eux (elle se souvenait de leur visage contrit et fier à la fois, ils étaient réellement en train de faire une bonne œuvre !) avaient même voulu intervenir, transmettre généreusement leur avis sur la situation, diffuser leur parole. A condition que les syndicats quittent la salle. Ressentant clairement le soupçon de manipulation qui sur elles pesait (aussi, comment de simples infirmières eussent-elles pu fomenter seules une telle mobilisation ?), elles avaient dignement refusé.
L’alliance avec les médecins avait ainsi cessé, avortée en un fier haussement d’épaules.
Infirmière, elle avait presque l’impression de l’être devenue réellement lors de cette belle lutte, qu’elles avaient seules menée, seules gagnée , seules vécue et seules pleurée.
Elle n’avait jamais eu la vocation. Elle n’était transportée par aucun sens de la mission, elle n’accomplissait aucun devoir. Mais ce métier plein de merde et de sang, c’était le sien. Il avait probablement fini par la modeler, par la définir. Elle avait l’impression de ne jamais se défaire de cette odeur d’alcool à 90°, comme si chacun de ses gestes devait laisser dans l’air lourd une trace aseptisée.
Elle avait fait ses armes en région parisienne. Ils y recevaient parfois jusqu’à six tentatives de suicide par jour. Elle se souvenait avec une acuité douloureuse de cet homme qui était arrivé menotté (et la tristesse de son regard comme il l’avait touchée ! L’aurait-il émue ainsi s’il n’avait été si beau ? Elle rougit de sa compassion sélective). C’était les policiers qui l’avaient mené jusqu’à sa chambre, avant d’être mis dehors par un corps médical relativement hostile. Elle se souvenait l’avoir laissé seul à peine quelques minutes… et il était sorti, brandissant sa perf éclatée, les bords saillants couverts de son sang et en avait menacé les flics : « Attention ! J’ai le Sida ! »
Sous les yeux incrédules du personnel hospitalier coutumier de ces crises, les policiers s’étaient enfuis. Effrayés par le sang du taulard.
Il a eu raison, s’était-elle dit, lui qui fait couler son sang si aisément, comme s’il n’avait de valeur que comme arme et menace. Son sang peut-être malade, en tout cas forcément maudit.
Et l’image de ces forces de l’ordre fuyant ce à quoi les infirmières se confrontaient tous les jours, ce qu’elles s’appliquaient à prévenir et à soigner presque aveuglément en leur bonté, avait déclenché chez elles à la fois un incroyable mépris de ces flics si sûrs de leur santé, et une confiance nouvelle en la beauté et en l’importance de ce que elles, elles faisaient quotidiennement.
La Grande Grève avait commencé une semaine après cet événement.
Et puis elle avait enfin rejoint son Sud natal, et elle avait oublié ses joies de combattante, et elle avait épousé ce manipulateur radio, et elle s’était convaincue que sa calme vie toulousaine était satisfaisante. Sans vague et sans douleurs. Le rose de la ville avait comme étouffé ses velléités de révolte, et son mariage parfois ennuyeux, du moins était stable, sûr, confortable.
Alors quand le syndicat avait convoqué les premières AG, elle n’y était pas allée. Pourtant, on sentait bien dans l’air quelque chose. Dehors, au creux même de la vraie vie, elle entendait sourdre une colère proche de celle qui avait éclos lors de la Grande Grève. Mais plus violente, plus désespérée, plus globale. Il n’y avait pas que les retraites, pas que cette réforme à laquelle elle-même ne comprenait pas tout. Elle se doutait bien que tout ça n’allait pas dans le bon sens ; elle voyait bien le danger de la non-reconnaissance de la pénibilité de leur travail. Alors même que son job n’avait jamais été aussi dur.
Comme les autres, elle courbait le dos, elle accélérait pour pallier le manque d’effectifs ; elle effectuait les soins, sans avoir de temps ni d’énergie pour prendre réellement soin des patients. Comme les autres elle en voulait aux cadres de leur imposer de telles cadences, elle regardait son planning à soixante heures semaines et des larmes d’épuisement lui montaient aux yeux, parce qu’elle savait qu’on lui ajouterait encore des heures, et qu’elle ne pourrait pas refuser. Comme les autres elle critiquait et plaignait tout à la fois une direction victime comme elle des coupes budgétaires. Ce n’était quand même pas leur faute si les arrêts longue maladie se multipliaient, si les arrêts maternité fleurissaient ? Certes ils auraient dû remplacer ces absences. En ne le faisant pas, en maintenant de tels sous-effectifs dans son service, la réa, ils se mettaient dans l’illégalité. Ils ne pouvaient pas avoir choisi cette folle situation ! Un médecin leur avait écrit, pour leur dire qu’il ne pouvait plus travailler dans ces conditions, que son équipe était au bord du « burn out ». Des collègues de vingt-neuf ans étaient diagnostiquées en « épuisement professionnel ». D’autres décidaient que c’était le moment de cesser la contraception parce qu’enceintes elles pourraient s’arrêter. D’autres encore se réjouissaient d’être opérée du pied ou de la hanche, parce qu’elles pourraient enfin se reposer.
Alors comme les autres elle répondait par le silence aux exigences folles des cadres gourmands d’heures de travail ; mais elle ne savait pas refuser lorsque c’était des collègues qui lui téléphonaient désespérés, débordés, au bord du craquage, lui demandant de revenir sur son congé, sur son week-end pourtant chèrement gagné.
Et puis, il y avait les enfants. Travailler dans un hôpital pour enfants, c’est si gratifiant. Combien de gosses n’auraient pas les soins appropriés si égoïstement elle s’accrochait à son week-end ?
Alors comme les autres elle baissait la tête, espérant que l’orage passerait, que le boulot redeviendrait normal après cette épidémie de grippe, puis après ces cas de bronchiolite, ou alors elle se disait, c’est le code blanc, quand ce sera fini tout marchera comme avant.
Et elle foutait en l’air les quelques heures qu’elle aurait pu passer avec son mari, et elle se sentait coupable de céder aussi facilement, parce qu’au fond d’elle, elle savait qu’elle n’avait plus rien à dire à cet homme presque étranger qui ne la faisait plus jouir depuis des années ; et que c’était aussi pour ça qu’elle retournait aussi volontiers au boulot.
Par habitude et pour faire comme les autres elle avait participé à la manif du 24 juin. Elle avait négocié quelques heures, pour participer à cette fête. Elle serait comptée gréviste alors même qu’elle avait assuré une des plus grosses matinées de travail de la semaine.
L’été approchait, et les gens qui défilaient avaient un air à la fois joyeux et triomphant. Elle s’attendait à une marche un peu ultime, un peu pour l’honneur : il y avait à l’inverse une vraie atmosphère de bataille, mais souriante, mais familiale, mais confiante et détendue. Elle avait été surprise de croiser autant de collègues, et même elle avait discuté avec deux d’entre eux qui étaient arrêtés et prétendaient défiler justement parce qu’ils n’en pouvaient plus. Ils ne voulaient plus mettre les pieds au boulot, tant que les choses n’auraient pas changé.
Elle avait été surprise du nombre de manifestants. De leur diversité, de leur détermination, de leur jeunesse aussi.
Elle s’était dit : est-ce que la Grande Grève peut arriver de nouveau ?
Et puis elle avait retrouvé Jeanne, une jeune collègue précaire du service de nettoyage, à qui elle n’avait jusque là pas prêté attention. Elle apprit ainsi qu’elle n’était pas titulaire, et que son boulot à elle, déjà pas simple, empirait chaque jour. La jeune femme était syndiquée, elle parlait trop vite, avec de grands gestes et l’accent de sa ville, et ses yeux pétillaient de colère et d’enthousiasme, et elle était belle en sa révolte.
Elles avaient bavardé durant toute la manif, Jeanne lui avait fait un récit des mois précédents, de la mobilisation qui commençait à naître à l’hôpital même, sous son nez, et qu’elle, la combattante de 88 et de 95, n’avait pas voulu voir. Et regardant sa jeune collègue elle avait pensé, je suis donc si vieille et si rouillée, pour n’avoir pas senti ce souffle qui près de moi passait ?
A force de discussions dans les couloirs et à la sortie du boulot, Jeanne lui était devenue indispensable : elle la tenait au courant de l’avancée des discussions, de la mobilisation ailleurs en France, elle lui parlait de raffineries bloquées, de ports inutilisables, d’écoles fermées, de zones industrielles entièrement occupées… Et elle se répétait, éblouie, est-ce que vraiment la Grande Grève est en train de recommencer ?
Un matin parmi d’autres elle buvait son café brûlant, et soudain elle prit conscience de la présence de son mari à côté d’elle ; il avalait son lait chaud bruyamment, concentré seulement sur les gros titres du journal local ; et lorsqu’enfin il fut prêt à partir il voulut l’embrasser sur le front – depuis combien de temps ne l’embrassait-il plus qu’ici ? – mais elle eut un mouvement instinctif de recul, qu’elle ne contrôla pas, et qu’il ne remarqua pas.
A la pause déjeuner elle rejoignit les autres salariés dans le hall. C’est là que se tenaient les AG : au milieu des patients, des médecins, des familles. Il y avait du bruit et on ne s’entendait pas bien. Ça gênait un peu, mais surtout c’était très visible, ce tas d’infirmières, de personnel d’entretien, de manipulateurs radio, qui causait, débattait, se coupait la parole, mais aussi s’écoutait, pour la première fois depuis longtemps, dans un sérieux bordel.
Le problème des absences non remplacées était récurrent dans les interventions. Une infirmière disait que les rythmes étaient devenus tels qu’elle prenait le temps de prendre la température d’un enfant, mais s’il pleurait, s’il avait perdu son jouet, s’il réclamait simplement quelques minutes d’attention, elle ne pouvait pas les lui donner. Elle était émue, de ne plus être l’infirmière compétente et à l’écoute qu’elle voulait être, qu’elle avait été autrefois. En faisant le tour des manques service par service, ils dénombrèrent soixante personnes manquantes non remplacées. Le chiffre était impressionnant. Il mobilisa tout le monde. Il était magique : il suffisait de le révéler à ceux qui n’avaient pas participé à l’AG pour les convaincre de venir à la suivante. Il fut décidé de répéter ces réunions publiques, au milieu des usagers, sous forme de pique-nique.
Les pique-niques-AG prirent de plus en plus de place, réunirent de plus en plus de monde, et les salariés en colère, privés de grève, se répandaient bruyamment dans le hall, bavardaient avec les familles, critiquaient ouvertement la direction, pourtant bien pourvue en espions à l’intérieur même des AG. Lorsqu’une mère pourtant pâle d’angoisse pour la santé de son fils lui exprima sa solidarité, la combattante en elle sut qu’ils pouvaient gagner. Elle sut qu’elle n’était pas finie, que le temps de la Grande Grève était revenu.
Et puis il y avait Jeanne. Son enthousiasme, sa jeunesse, sa beauté, sa soif absurde de justice sociale. Elle lui donnait une folle assurance, et l’entraînait à la Bourse du Travail, dans d’improbables AG interprofessionnelles, où tant de colères diverses se retrouvaient, se communiquaient, se renforçaient, et créaient ce souffle commun auquel elle avait pris goût. Elle n’était pas sûre de saisir l’ensemble des enjeux de pouvoir qu’elle soupçonnait derrière certaines paroles, certaines postures. Elle sentait par contre qu’elle avait sa place dans ce collectif, que sa présence avait un sens. Ces lieux où la parole avait une signification nouvelle la transportaient plus encore que les manifestations où l’on avait un peu oublié la force du slogan ; où l’humour des pancartes souvent prenait le pas sur le lyrisme des idéaux.
Un jour, elle osa y intervenir, ses mots étaient plus maladroits que ceux des tribuns qui parlaient et parlaient chaque jour, mais elle sentait que ce qu’elle disait était juste, concret, réel. Avant de parler elle était devenue rouge, s’était mise à trembler, et elle s’en était voulue de sa timidité ridicule, elle s’était dit, je ne suis pourtant plus vierge pour être ainsi troublée ? Elle parla pourtant, sans chercher à dissimuler son émotion. Le tremblement ne s’était pas arrêté, mais la rougeur absurdement virginale de ses joues s’était dissipée, et sa voix avait peu à peu retrouvé son assurance. Jeanne la félicita comme on encourage un enfant bègue, et ses compliments la firent rougir de nouveau, et un peu d’amour-propre entrait dans sa satisfaction, et elle se dit qu’elle avait droit à ces petits plaisirs, que son ego vacillant méritait bien ce second souffle. Son intervention avait été appréciée, et à la fin de la réunion des collègues de l’hôpital Marchant prirent contact avec elle. Eux ne faisaient pas de pique-niques : ils campaient devant l’hôpital, sous des tentes, jour et nuit.
Dès lors elle alla souvent leur rendre visite, elle passe même quelques nuits sous la tente, elle qui jamais n’avait campé.
Elle ne voulait plus rentrer chez elle.
Elle voulait que la lutte dure encore.
Elle passa Noël sous la tente, avec une équipe d’infirmières psy, elles burent ensemble du champagne dans un gobelet en plastique. Elles avaient ressorti les slogans de 88 : « ni nonne, ni bonne, ni conne ! »… Enfin, avait-elle ajouté, vaguement ivre, tout dépend de l’heure. Elles riaient en permanence et derrière ces rires il y avait une légèreté nouvelle.
Elle ne voulait pas rentrer chez elle. Retrouver l’indifférence conjugale, l’ennui de son lit chaud, la réduction de ses joies à un amusement nostalgique, plus vraiment de son âge, passablement vulgaire. Elle savait qu’elle redevenait belle, elle sentait en elle renaître des désirs qu’elle croyait oubliés, interdits à son corps ridé. Elle supportait de moins en moins l’étroitesse de son jardin, de son programme télé, de son homme. Elle ne voulait plus rentrer chez elle.
Et puis la direction avait flanché. L’hôpital Marchant avait annoncé une folle rallonge budgétaire, sans pourtant remettre en cause l’application de la réforme décriée de la psychiatrie.
Chez elle, on leur avait annoncé, avec une solennité qui l’avait un peu fait rire, l’équivalent de trente postes supplémentaires. Cela correspondait à la moitié des besoins, et cela serait vite absorbé par la surcharge hivernale du travail.
Mais c’était une victoire. Et la colère que l’on pouvait lire dans les yeux du directeur lorsqu’il avait fait l’annonce, suffisait aux cœurs de la plupart des salariés qui s’étaient battus.
L’amendement qui reconnaissait la pénibilité du travail hospitalier était passé au Sénat, puis avait disparu à l’assemblée nationale. En un souffle, un coup de vent discret que la plupart des médias nationaux n’avaient pas entendu.
Les pique-niques avaient cessé, les AG aussi. Une vague de reflux submergeait la France. Chacun rentrait chez soi. Un peu fatigué, un peu fier.
La direction de l’hôpital et le gouvernement poussèrent à l’unisson un soupir de soulagement qui fit trembler le pays.
Le contrat de Jeanne arrivait à son terme, et n’avait pas été renouvelé. Elle ne l’avait plus revue. Jeanne avait bien tenté de reprendre contact, mais elle ne voulait plus se souvenir de ces mois où elle avait cru vivre et jouir de nouveau. Ils étaient achevés désormais, et leur souvenir lumineux avait rejoint celui de la Grande Grève.
Un matin parmi d’autres, elle se sert une tasse de café tiède. Son mari, qui après tout est un mari aimant et fidèle, – combien de femmes rêvent de cette solidité, de cette stabilité, sans jamais l’obtenir ? – l’embrasse sur le front avant de partir travailler. Il est heureux de savoir ces réunion interminables et ces absurdes campements nocturnes achevés, il est heureux de retrouver sa femme.
Tout est normal. Tout est bien.
Fanny Monbeig de la Société Louise Michel Bordeaux
Pubère, un peu mais pas trop ; immature, quand-même pas mal ; cliché, carrément… bref, nul à chier.