Eric Ben Brik et Annie Thébaud-Mony (1) demandent le retrait du projet de loi El Khomri et l’abrogation du décret du 9 février 2016. « En tant que médecin universitaire et chercheure en santé publique, nous tenons à exprimer notre très grande inquiétude face à la mise en danger de toutes les institutions garantes du droit à la santé des travailleurs dans le travail ».
En tant que médecin universitaire et chercheure en santé publique, nous tenons à exprimer notre très grande inquiétude face à la mise en danger de toutes les institutions garantes du droit à la santé des travailleurs dans le travail, en particulier la médecine du travail, et face aux menaces contre le droit à la réparation des accidents du travail et maladies professionnelles.
Le projet de loi El Khomri, « visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs » (titre de l’avant-projet de la Loi transmis au Conseil d’Etat le 17 février 2016) constitue en réalité une remise en cause radicale des droits à la vie, à la santé, à la dignité dans le travail. Dans la perspective définie par le Conseil de l’Europe en vue des accords de partenariat transatlantique (TAFTA), le gouvernement et le patronat veulent soumettre l’exercice de ces droits fondamentaux et universels aux « besoins des entreprises » en « adaptant » le Code du Travail à ces mêmes besoins.
Le discours faussement modernisateur des tenants de la réforme voulue par le gouvernement Hollande fait table rase de près d’un siècle et demi de drames et de luttes qui ont façonné les règles de droit inscrites dans le Code du Travail, visant à opposer à la « liberté de l’employeur » le droit inaliénable à la protection de leur santé des travailleurs subordonnés. Avant même la loi de 1898 sur les accidents du travail, celle du 12 juin 1893 « concernant l’hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels », instaurait pour l’employeur une obligation de prévention des risques du travail et de leurs conséquences. S’appuyant sur ce texte fondateur du Code du Travail, la chambre sociale de la Cour de Cassation a – par les arrêts du 27 février 2002 concernant la faute inexcusable des industriels producteurs et utilisateurs d’amiante – traduit et renforcé ces dispositions en une « obligation de sécurité de résultat ». En d’autres termes, la liberté de l’employeur finit là où commence le droit fondamental du travailleur salarié à ne pas risquer sa santé, voire sa vie, en travaillant.
L’objectif de la réforme El Khomri a pour but d’affranchir les employeurs de cette obligation et soumettre les droits fondamentaux des travailleurs à la liberté souveraine des entreprises, c’est-à-dire des employeurs et des donneurs d’ordre (sous traitance), à exercer en toute impunité une violence légitime sur le corps et la personne des travailleurs salariés. A la suite des lois Rebsamen et Macron, le projet de loi El Khomri vise non seulement l’affaiblissement programmé des instances représentatives du personnel, des Prud’hommes, de l’inspection et de la médecine du travail, mais la transformation radicale de cette dernière en médecine de contrôle et de sélection.
Pour comprendre, il faut reprendre au moins quatre points contenus dans les éventuels futurs articles du Code du travail (L.1226-2-1, L.4624-1, 2 et 7) de l’article 44 du projet de la Loi El Khomri, il s’agit de :
1) La disparition de la visite médicale d’embauche au profit d’une visite dite d’information et de prévention.
Dans un contexte d’emploi précarisé et de sous-traitance généralisée, cette visite aurait surtout pour objectif de renforcer la responsabilité individuelle du salarié quant aux risques qu’il encourt.
2) La création d’un suivi médical renforcé réalisé par un médecin du travail ou par un autre médecin selon des dispositions pouvant comporter notamment un examen médical d’aptitude pour tout travailleur affecté à un poste présentant des risques particuliers pour sa santé ou sa sécurité, celles de ces collègues ou des tiers évoluant dans l’environnement immédiat de travail.
La confusion ici entretenue entre la santé du travailleur et celle de tiers est une manière de promouvoir le véritable objectif sécuritaire de ce suivi – prenant la forme de recherche du cannabis, par exemple – au détriment du suivi des travailleurs soumis à des risques tels que les agents chimiques dangereux et autres cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques.
3) La disparition de la visite médicale biennale obligatoire auprès du médecin du travail.
La meilleure manière de ne pas s’occuper de l’altération de la santé des travailleurs du fait du travail est de briser toute mise en visibilité : pas de visite médicale, pas de traces des problèmes de santé et de leurs causes.
4) et, en cas de difficulté ou de désaccord du salarié ou de l’employeur avec le médecin du travail, la saisine en premier ressort du Conseil de prud’hommes, avec désignation d’un médecin-expert dont l’avis se substituera à celui du médecin du travail.
Cette dernière disposition est gravissime, puisqu’il s’agit de substituer à l’inspecteur du travail qui exerce une « mission de contrôle de l’ordre public social » en référence à des règles de droit, une expertise médicale façonnée aux normes patronales dont le conseil de l’ordre des médecins s’érige de plus en plus en défenseur.
Ainsi, la fonction préventive de la médecine du travail disparaît-elle complètement du projet de réforme, au profit d’un renforcement exclusif de la mise en place d’une médecine de tri et de sélection, afin d’éliminer non pas les risques du travail mais les « travailleurs à risque ».
Quant au droit à la réparation des accidents du travail et maladies professionnelles, il est lui-même gravement mis en cause, l’instauration d’un « Comité d’actualisation des barèmes d’indemnisation » des accidents du travail et maladies professionnelles est sortie en toute discrétion par décret (n°2016-132) le 9 février 2016, donc sans débat parlementaire (voir le communiqué de l’association Henri Pézerat demandant l’abrogation de ce décret).
Ne soyons pas dupe, la composition de ce comité et la méthode aurons pour objectif de réduire les droits à réparation des victimes du travail, probablement dans le but de diminuer les cotisations des entreprises qui seraient déjà « dans le rouge », toujours au nom de leur croissance durable et de leur compétitivité.
Ainsi, en toute logique financière, le gouvernement pourrait alors ensuite revenir sur l’obligation des employeurs à indemniser les victimes du travail (et leurs ayants-droits) en s’affranchissant de ces droits sociaux pourtant acquis depuis plus d’un siècle : lois de 1898 sur les accidents du travail et de 1919 sur les maladies professionnelles.
Comme si cela ne suffisait pas, une réforme des Comités Régionaux de Reconnaissance des Maladies Professionnelles (CRRMP) serait en cours. Pour mémoire, et suite au mouvement des victimes de l’amiante des années 1990 pour obtenir des délais d’instruction plus raisonnables dans les procédures de reconnaissance en maladie professionnelle, depuis un décret du 27 avril 1999, les caisses d’assurances maladies ont 6 mois pour traiter les dossiers de demande de réparation en maladie professionnelle.
En pratique, les délais sont souvent beaucoup plus longs, les caisses opposant aux demandeurs « un refus à titre conservatoire » pour leur permettre de continuer l’instruction. Pour les dossiers qui ne respecteraient pas tous les critères de tableaux des maladies professionnelles indemnisables ou en l’absence de tableau (sous réserve que la maladie soit en lien directe et essentiel avec le travail habituel et que le taux d’incapacité permanent physique et mental soit d’au moins 25%), les caisses transmettent des pièces de ces dossiers au CRRMP pour instruire ces dossiers de reconnaissance en maladies professionnelles. Les membres experts du CRRMP délivrent, dans un délai de 4 mois (porté à 6 mois en cas d’examens ou enquêtes complémentaires nécessaires) un avis motivé qui s’impose aux caisses. Pour mémoire, les CRRMP sont constitués : d’un médecin conseil régional du régime de sécurité sociale concerné, d’un médecin inspecteur régional du travail et d’un professeur d’université praticien hospitalier (PU-PH) ou d’un praticien hospitalier « particulièrement qualifié en matière de pathologie professionnelle ». La réforme des CRRMP consisterait notamment à rallonger les délais d’instruction et, surtout, à remettre en cause la présence du médecin inspecteur régional du travail au sein des CRRMP.
Selon les dernières données sur les maladies professionnelles indemnisées hors tableau dans le régime général de santé, les affections psychiques liées au travail ont vu leurs nombres d’avis favorables des CRRMP passer de 55 en 2010 à 315 en 2014, soit une progression de 473% ! Cette explosion de pathologies légitimement indemnisées pèsent sur les cotisations des entreprises, et donc sur leur croissance et compétitivité… L’urgence n’est donc pas à la prévention des risques psychosociaux, mais à la réforme des CRRMP !
Dans le futur article L. 4624-7 du Code du travail, la suppression des médecins inspecteurs du travail au sein des CRRMP serait programmée, peut être aussi en représailles de leur « grève » nationale et généralisée entre 2014 et 2015, qui avait pris la forme d’un refus de siéger dans les CRRMP, principalement par manque de moyens humains. Elle pourrait également être suivie par la dissolution possible des CRRMP qui ferait suite à l’instauration récente du Comité d’actualisation des barèmes d’indemnisation.
On peut craindre, comme cela a été proposé pour le conseil des prud’hommes prévu dans le futur article L. 4624-7 du Code du travail, qu’à la place des membres des CRRMP soient désignés des médecins-experts inscrits sur une liste près du tribunal qui pourrait juger sur pièces, fournis par ce dernier, de l’indemnisation à laquelle aurait droit le demandeur sur les bases d’un nouveau barème d’indemnisation créé par ce nouveau Comité prévu par le décret n°2016-132 du 9 février 2016. En revanche, la présence de spécialistes des conditions de travail (ergotoxicologues, ingénieurs), recommandée dès le projet de réforme de 1993, n’est toujours pas envisagée. Pour les plus pessimistes (ou réalistes) ce pourrait être tout le système de réparation qui ferait l’objet d’une « modernisation » dont on peut craindre le pire pour les victimes d’accidents du travail et maladies professionnelles.
Pour rappel, chaque jour de l’année 2015, en France, en moyenne, deux travailleurs – le plus souvent des jeunes – ont été tués dans des accidents de travail ; chaque jour encore, huit à dix personnes sont décédées des suites d’une maladie liée à l’amiante ; chaque jour enfin, plusieurs suicides liés au travail sont survenus tant dans le secteur privé que dans la fonction publique ou l’agriculture. Selon une enquête officielle du ministère du Travail, en 2010, 10 % de l’ensemble des salariés, soit près de 2,2 millions de salariés, ont été exposés à au moins un produit chimique cancérogène au cours de la dernière semaine travaillée. Les ouvriers, jeunes, sont les plus concernés. Pourtant les cancers d’origine professionnelle sont massivement non reconnus. En 2008, un ouvrier avait dix fois plus de risque de mourir de cancer qu’un cadre supérieur, et ceci avant soixante-cinq ans. Cet aveu émane non pas du ministère de la Santé qui pourrait – enfin ! – y voir la faillite des politiques de prévention, mais de la plus haute autorité comptable en France, la cour des Comptes, qui stigmatise les gaspillages économiques et pointe ici l’inégalité du droit à la retraite, à l’heure où le patronat ne cesse d’exiger le recul de l’âge de départ, au mépris de toute prise en considération de la mortalité précoce des ouvriers due au travail.
À ces victimes s’ajoutent tous les chômeurs et retraités « rattrapés » par les effets différés des risques professionnels et environnementaux auxquels ils ont pu être exposés au cours de leur parcours professionnel. Le chômage fait partie des atteintes à la santé du fait du travail et/ou de son absence ! En novembre 2015 – le mois des attentats de Paris –, 42 000 salariés ont été chassés de leur travail, s’ajoutant aux quelques 5 millions de travailleurs déjà privés d’emploi. Licenciements et refus d’insertion des jeunes dans le travail à l’en- trée en vie active mettent gravement en danger l’intégrité physique et psychique des personnes concernées. Les décisions conduisant à la destruction de ces emplois ont été légalisées, protégeant l’impunité de ceux qui les prennent.
Quant aux infractions multiples, délibérées et permanentes aux codes du Travail, de la Sécurité Sociale, de la Santé Publique et de l’Environnement, elles n’entraînent pour les employeurs et donneurs d’ordre fautifs, ni comparution immédiate, ni assignation à résidence. À la différence d’autres responsables d’actes délictueux, les criminels en col blanc, responsables de ces atteintes à la vie, bénéficient d’une totale impunité, au nom du profit !
Comme acteurs de santé publique, nous sommes solidaires de celles et ceux qui demandent le retrait du projet de loi Khomri et nous demandons également l’abrogation du décret du 9 février 2016.
(1) Professeur de pathologie professionnelle et Directeur de recherche honoraire INSERM.