Le projet de loi sur le dialogue social, présenté le 22 avril, maintient le flou sur la capacité qu’auront les élus CHSCT (comité hygiène, sécurité et conditions de travail) de peser véritablement dans les entreprises. C’est déjà ce que vivent les salariés de la sous-traitance, un secteur qui concentre une bonne part des risques, des accidents et des décès.
Veiller à la sécurité et la santé des personnels, sans se soucier de savoir si cela est bon ou pas pour la rentabilité de l’entreprise. La création des CHSCT (comité hygiène, sécurité et conditions de travail) en 1982 répondait à cette exigence (voir notre émission ici avec Jean Auroux). Mais leur mise en place a également coïncidé avec l’explosion de la sous-traitance, les entreprises ayant pris le pli d’externaliser tout ce qui n’était pas leur « cœur de métier ».
L’industrie dite à risques, la chimie, la pétrochimie ou encore le nucléaire, en a profité pour faire exécuter par d’autres les tâches les plus ingrates, les plus pénibles, les plus dangereuses. Difficile d’avoir des chiffres sur l’étendue du transfert, au vu des trop rares études consacrées au sujet. En se penchant sur les activités de maintenance, très largement sous-traitées et qui constituent le gros de l’activité du secteur, on réussit néanmoins à se faire une idée : le nombre de décès suite à un accident de travail y est près de trois fois supérieur à la moyenne nationale, les maladies professionnelles 1,5 fois plus fréquentes, selon l’AFIM (Association française des ingénieurs et responsables de maintenance).
Alors que François Rebsamen vient de présenter sa loi sur le dialogue social au conseil des ministres et notamment le futur statut des CHSCT, observer leur fonctionnement dans le domaine de la sous-traitance permet de comprendre les tensions qui pèsent déjà sur cette instance, la toute première étant évidemment l’arbitrage permanent que sont sommés de faire les élus entre la santé et l’emploi.
David (prénom d’emprunt) a été membre pendant quatre ans du CHSCT de son entreprise, sous-traitante du nucléaire. En 2008, deux assemblages de combustibles contenant de l’uranium restent accrochés au-dessus de la cuve de l’un des réacteurs nucléaires de la centrale EDF de Tricastin, dans la Drôme. « Dans ces cas-là, on fait appel à des volontaires dans les équipes de sous-traitants car le risque, c’est de se prendre en 3 minutes la dose annuelle de radioactivité autorisée. En échange, les volontaires reçoivent une prime de 50 euros. Avant l’opération, en tant que membre du CHSCT de mon entreprise, j’ai posé des questions sur les combinaisons de sécurité, sur la formation reçue, sur l’aptitude médicale des volontaires. Je n’ai pas eu de réponse. »
Cette situation se répétera, jusqu’à saper totalement le moral de l’élu. Fort d’un statut à l’allure de coquille vide, David déprime sévèrement, et finira par jeter l’éponge, tout comme sa carte d’adhérent syndical. « Je me suis rendu compte du peu de soutien que j’avais, de la part de mes propres collègues, de ma fédération, sans même parler de ma direction. J’étais celui qui empêchait tout le monde de travailler. » Les sociétés sous-traitantes étant liées par un contrat de nature commerciale avec les entreprises donneuses d’ordre, la remise en cause des conditions de travail peut effectivement avoir des conséquences économiques directes. Les élus CHSCT y ont donc toutes les peines du monde à se faire entendre.
Philippe Billard, employé de la société de maintenance Cofely-Endel (filiale de GDF-Suez), fait partie des militants fermement engagés pour la défense des CHSCT. Il est membre du collectif Pour ne plus perdre sa vie à la gagner, qui a mené campagne en amont du projet de loi. Il confirme que le problème est particulièrement aigu dans son secteur d’activité.
« C’est nous qui bossons là où il y a de l’amiante, de la radioactivité, des reflets ionisants, des produits chimiques. C’est nous qui nous prenons les maladies professionnelles et les accidents du travail en pleine figure. La sous-traitance est d’ailleurs faite pour ça, externaliser le risque. » Menacé plusieurs fois de licenciement, mis au ban des centrales nucléaires pour son activisme en tant que membre de CHSCT et délégué syndical, il continue cependant de plaider sans relâche pour une meilleure prise en considération de la santé des sous-traitants.
« Partout où il y a de la merde et du danger à gérer, mon entreprise arrive. Dans la pétrochimie, le nucléaire, le naval… Et c’est ça qui me fait peur. Les salariés sont multi-exposés et je ne sais pas comment ça va finir. En gueulant trop fort, on risque de faire perdre son boulot au collègue. Mais le membre du CHSCT, il est là pour préserver la santé, c’est ça qui est prioritaire. Je veux que l’emploi vive, mais souffrir ou en mourir, non. Ce n’est pas un discours facile à tenir, je vous le garantis. »
Légalement, le cadre, issu des loi Auroux, est le même pour tous : les entreprises sous-traitantes doivent, comme les autres, se doter d’un CHSCT au-delà de 50 salariés. Le nombre d’élus augmente en même temps que le nombre de salariés, ainsi que le nombre d’heures de délégation. Comme ailleurs, les membres du CHSCT ont le droit de contrôler les conditions de travail, les équipements de sécurité, d’alerter la médecine ou l’inspection du travail, ou encore de commander des expertises indépendantes.
Dans le domaine des entreprises à risques, les règles ont même été durcies, suite à la catastrophe AZF. En 2001, un hangar de l’usine à Toulouse explose, à cause de produits chimiques normalement incompatibles et qui avaient pourtant été mélangés. L’accident fait 31 morts et 2 500 blessés. Si le directeur du site de Grande Paroisse, filiale de Total, est condamné, c’est notamment parce qu’il a laissé des sous-traitants s’occuper seuls et sans vérification de ces produits dangereux.
La loi Bachelot, en 2003, oblige donc les industriels à réaliser une inspection commune avant l’intervention d’un sous-traitant, accroît l’obligation de formation des personnels extérieurs, et majore même les heures de délégation des élus CHSCT, chez les sous-traitants comme chez le donneur d’ordre. Ce dernier est également tenu de former un CHSCT élargi, impliquant direction et représentants du personnel interne (dit « organique » ou « statutaire »), et sous-traitants.
De bonnes règles, peu respectées
Dans la pratique, cette belle mécanique est largement grippée. Beaucoup de petites entreprises, insérées dans l’architecture complexe de la sous-traitance en cascade, ne dépassent pas les 50 salariés, et ne disposent donc pas de CHSCT. Nombre d’inspections communes avec les donneurs d’ordre ne seraient pas réalisées. La formation est conduite au minimum. Les donneurs d’ordre, à force d’externaliser, n’ont plus les compétences en interne pour contrôler efficacement le travail des sous-traitants. Et ce fameux CHSCT élargi n’est pas, dans bien des cas, à la mesure des enjeux. Les salariés sont même parfois remplacés par un commercial, ce qui fausse singulièrement la nature de la discussion.
Pour les élus des sociétés sous-traitantes, les difficultés sont toujours les mêmes. Ils doivent suivre l’activité d’ouvriers travaillant chez différents donneurs d’ordre, sur des chantiers multiples, parfois très loin de leur propre entreprise, ce qui complique leur tâche. Légalement, ils peuvent aussi demander à observer l’activité de leurs collègues chez le donneur d’ordre mais ce dernier n’est pas formellement tenu de leur ouvrir la porte.
« Le plus souvent, on voit se déployer ce que j’appelle de l’entrave intelligente, explique Gérald Le Corre, inspecteur du travail en Normandie et militant CGT. On n’interdit pas l’accès, mais on fait tout pour rendre la tâche compliquée : vous avez dix heures de délégation, mais cela va déjà vous prendre deux heures de bagnole pour rejoindre un chantier. Ensuite encore une heure pour trouver les collègues éparpillés sur le site, et une fois arrivé, vous n’avez pas les informations sur l’opération en cours… En clair, vous n’êtes pas le bienvenu. »
Le donneur d’ordre est, de son côté, légalement responsable de la santé et de la sécurité de tous ceux qui travaillent sur son site, quel que soit leur statut, CDI, CDD, sous-traitant, intérimaire et même travailleur détaché. Les élus CHSCT de l’entreprise ont donc dans leur mandat le contrôle et la protection de leurs homologues sous-traitants. Certains y arrivent, bon an mal an. « Nous organisons des visites de site conjointes, on essaie d’inscrire certaines de leurs revendications à l’ordre du jour, et on fait remonter l’information à notre direction, assure Jean-Michel Bertelin, salarié de chez Total au Havre, élu CHSCT de son entreprise. La difficulté, c’est que c’est elle ensuite qui doit faire bouger l’employeur sous-traitant. Et là, qu’est-ce qui se joue entre eux, on n’en sait rien. Nous n’avons pas non plus forcément accès à leur médecine du travail, pour savoir si les produits auxquels ils sont exposés sont comptabilisés dans leur fiche pénibilité. »
Même constat pour Arnaud Mias, sociologue et professeur à l’université Dauphine, spécialiste du monde du travail et des relations sociales. « Dans plein de petites entreprises sous-traitantes, les CHSCT vivotent. On assiste paradoxalement à une « sur-normalisation des consignes », pour se déresponsabiliser. Par exemple, le donneur d’ordre fournit à la société sous-traitante des tonnes de documents que chacun des employés devrait avoir lus. Une manière de dire, en cas d’accident, que les consignes de sécurité avaient été énoncées, mais pas respectées. »
Dans sa Normandie, Philippe Billard multiplie les visites conjointes avec des représentants des salariés des CHSCT des donneurs d’ordre. « C’est le seul moyen d’avancer, et même de faire arrêter certains chantiers. Après, ça reste limité : quels moyens d’agir avons-nous sur les travailleurs détachés ou les sous-traitants des sociétés sous-traitantes ? Le mec qui travaille douze heures par jour, et qui ne parle pas français, qui s’en occupe ? » David, dans le nucléaire, a de son côté eu toutes les peines du monde à trouver « des élus statutaires avec du courage et de l’audace » et regrette la tendance au chacun pour soi, encouragée par la division du travail.
Faute de moyens de contrôle, les accidents sont régulièrement sous-déclarés : « Ce qui émerge, c’est le sommet de l’iceberg, quand il y a du sang, des cris, et que les pompiers ou la gendarmerie sont mobilisés. Le reste, impossible d’en tenir le compte exact », constate Gérald Le Corre, inspecteur du travail.
« Celui qui se brûle, se coupe, ou se casse quelque chose, on lui dit parfois de ne rien dire, de rester chez lui ou de se présenter au boulot quand même, quitte à venir en béquille ou en taxi. Tout, sauf prendre un arrêt maladie pour accident de travail, raconte Jean-Michel Bertelin. Le système est en réalité terriblement contradictoire : sous le prétexte de valoriser celui qui ne se blesse pas, on va en réalité pénaliser celui qui se blesse. La sous-traitance rentre dans ce jeu-là. » Un management par la sécurité, a priori vertueux mais pervers, que décrypte Michel Hery, chercheur à l’INRS et auteur d’une des rares études sur la sous-traitance. « Dans le cadre du suivi de la qualité de la prestation, les donneurs d’ordre ont intégré l’indicateur portant sur les accidents de travail. Ce qui peut inciter les sous-traitants à les cacher pour continuer à remplir le cahier des charges. »
Le CHSCT reste également le parent pauvre des instances représentatives
Les accidents découlent aussi largement des conditions de travail. Là encore, le bât blesse. Dans de nombreuses petites structures, les sous-traitants vont faire des kilomètres pour aller d’un chantier à l’autre, accumulant les heures, dormant dans leur voiture, mangeant mal… « Ça, c’est terrible, confirme Sonia Granaux, auteure d’une thèse sur les CHSCT dans l’industrie de la chimie, et actuellement ingénieur de recherche à l’université du Havre. Il y a beaucoup de souffrance, de la fatigue, des addictions, des problèmes d’ordre personnel qui s’ajoutent. C’est difficile d’avoir une vie privée sereine dans ces conditions. Mais les entreprises se refusent encore à faire le lien entre cet état et le nombre d’accidents. »
Pour être efficace, dans l’absolu, un CHSCT doit jouer sur plusieurs variables, analysés par Sonia Granaux : un environnement syndical bien implanté, combatif, et un bon accès, soutenu à des experts extérieurs (médecins et inspecteurs du travail, chercheurs, associatifs, etc.). La sous-traitance est cruellement en peine sur les deux domaines. La faute au turn-over qui ne favorise pas l’affiliation syndicale, à l’éclatement des statuts et à l’éparpillement sur le territoire.
« Le droit des CHSCT s’étant construit en référence à des collectifs de travail stables ayant un employeur unique. La sous-traitance appelle des évolutions législatives qui devraient non seulement prendre en compte les limites d’une délégation de pouvoir quasi totale aux CHSCT des entreprises utilisatrices, mais aussi la question de la responsabilité effective des employeurs donneurs d’ordre vis-à-vis de la santé-sécurité des sous-traitants », concluait en 2010 Sonia Granaux.
Rien de tel dans le futur projet de loi sur le dialogue social. Le gouvernement a calmé les ardeurs du Medef, qui tente depuis longtemps de raboter le pouvoir qu’ont pris les élus hygiène et sécurité. Mais le ministre du travail reste sur une voie médiane, en proposant, pour les entreprises de plus de 200 salariés, la possibilité de faire passer le CHSCT dans une délégation unique du personnel, avec le CE et les délégués du personnel.
Le danger est de se retrouver avec des élus mélangeant les genres, prenant le pli des élus CHSCT sous-traitants, qui courbent le dos face au spectre permanent de la sauvegarde de l’emploi, quitte à amoindrir l’attention portée aux conditions de travail. Par ailleurs, selon un chiffrage établi par la revue Santé et Travail, dans ce nouveau système, le nombre d’élus et d’heures de délégation pourrait bel et bien diminuer, ce qui affaiblirait d’autant leur capacité à agir.
Dans les syndicats, outre la difficulté à toucher les employés « non-statutaires », le CHSCT reste également le parent pauvre des débats, et ce même si les questions de sécurité et de santé au travail commencent à trouver leur place, après des années de mise en sommeil.
« Avec cette nouvelle loi, on affaiblirait une institution qui commence à peine à prendre conscience de ses capacités », déplore Sonia Granaux. Philippe Billard, lui, s’attend au pire : « Ce qui est proposé n’est pas acceptable car, chez nous en particulier, le CHSCT doit au contraire être renforcé. Sans devenir des permanents, nous devons avoir plus de membres, plus de pouvoir, et plus de temps. Et qu’on ne mesure pas le nombre de membres au nombre de salariés mais au travail que l’on va observer. » Michel Hery, à l’INRS, n’est pas plus tendre : « Trouver des élus capables d’être tout à la fois de bons représentants du personnel, de bons élus CE et de bons élus CHSCT, c’est tenter de trouver superman. La santé et la sécurité au travail, ça nécessite une vraie expertise. Tout affaiblissement du CHSCT serait une catastrophe. » La loi passe fin mai devant l’assemblée nationale.