Médiapart.fr
Entretien par Mathieu Magnaudeix
Ils sont sept. Sept médecins du travail militants qui, depuis des années, voguent – comme une poignée d’autres – à contre-courant de leur profession, « mise dans le formol », disent-ils, de par sa dépendance congénitale avec le patronat. En 1994, le collectif des médecins du travail de Bourg-en-Bresse (Ain) rendait public un rapport sur la santé physique et psychique de leurs patients. Une grande première, qui fit beaucoup de bruit. Depuis, ils ont continué, forts de trente ans de travail de terrain sur un même secteur géographique qui compte 25 000 salariés et 2 500 entreprises, dont de nombreuses PME. Leur dernier opus, le dix-huitième, récemment publié, tire à nouveau la sonnette d’alarme. Ils l’ont titré Apocalypse Now. Difficile d’être plus explicite. (Pour le lire, ainsi que ceux rédigés entre 1994 et 2003, cliquez sur l’onglet Prolonger.)
Alors que le travail et la santé ont été parmi les grands absents de la campagne présidentielle, Mediapart est allé rendre visite aux docteurs Odile Chapuis et Yusuf Ghanty (photo), médecins du travail depuis 30 et 35 ans respectivement et animateurs du collectif.
Mediapart – Votre collectif a publié son premier rapport en 1994. Pourquoi ? Que se passe-t-il alors dans le monde du travail ?
YUSUF GHANTY – C’est le début des années de souffrance. Dans certains secteurs, ça se passe encore très bien, mais des salariés commencent à exprimer un non-sens dans leur travail. Nous comprendrons un peu plus tard que l’impact mental des conséquences des nouveaux modes de décision et de management, instaurés de façon brutale et massive dans les entreprises au cours de la décennie précédente, commence à émerger et à s’étendre. Mais à l’époque, on pose encore à nos patients des questions classiques de médecin. Les gens nous répondent un peu à côté, tout en exprimant un malaise. La souffrance au travail ne s’enseignait pas à la faculté… Par ailleurs, on est empêchés de travailler. Nous sommes gérés par le patronat, avec des tas de brimades : peu de moyens, pas de secrétariat, un cabinet pour quatre médecins, etc. À quelques-uns, nous avons souhaité être des médecins efficaces et d’aller voir dans les entreprises ce qui se passait. On a pris notre courage à deux mains. La bagarre a commencé avec nos directions. Entre collègues, le débat a commencé à être extrêmement rude. Parler des conditions de travail était vraiment tabou.
Vous publiez en 1994 votre premier rapport, qui évoque « une détérioration générale des conditions de travail ». À l’époque, cette publication fait beaucoup de bruit.
ODILE CHAPUIS – Oui, c’était une première ! Dans ce rapport d’une page et demie, on dit qu’il se passe des choses bizarres, une souffrance qui monte. On l’a publié dans la revue Santé et Travail. Mon responsable m’a quasiment accusée de haute trahison ! On avait levé le tabou. Certains confrères ont pris la poudre d’escampette, il y a eu des scissions, on s’est fait des ennemis. Mais c’était un acte fondateur, qui nous a permis de nous structurer et de reconstruire notre dignité en jouant notre rôle de médecins, qui est, je le rappelle, d’éviter l’altération de la santé du fait du travail. Nous nous sommes formés pour acquérir de nouveaux outils d’analyse et de compréhension. Nous avons appris à écouter, quand le discours ambiant voulait que ceux qui exprimaient leur souffrance dans le cadre du travail n’étaient que des geignards.
Y. G. – Dans ce rapport, on parlait de “régulation” de la souffrance. Ça a provoqué un tel esclandre ! Il y avait un vrai déni du lien entre le travail et la santé. Je me rappelle d’une entreprise où l’employeur niait la présence d’amiante. J’avais téléphoné à ma direction. Résultat, on m’a enlevé l’entreprise. Ça se passait comme ça !
Depuis, vous avez publié chaque année votre rapport, envoyé à la presse, au ministre, aux médias. Que s’est-il passé pendant ces deux décennies dans le monde du travail ?
O. C. – Les atteintes à la santé se sont aggravées continûment. Nous avons commencé à travailler sur l’air respiré par les travailleurs dans la métallurgie, la plasturgie. Les gens y respiraient des poussières, des toxiques et des cancérigènes sans pratiquement aucune protection. D’ailleurs vingt ans plus tard, ça a très peu bougé, malheureusement ! Puis, peu à peu, nous avons noté l’émergence de la maltraitance psychique.
Peut-on dater l’émergence de cette souffrance psychique au travail, qui semble aujourd’hui très répandue ?
O. C. – Cette spirale infernale n’a cessé de monter, en relation avec les atteintes physiques. Dans les abattoirs par exemple, les gens se pètent les tendons, les poignets, les épaules, et pourtant ils continuent de travailler. Mais cela crée aussi une souffrance morale, même si elle ne s’exprime pas forcément par une dépression. Au début, certains peuvent même l’occulter, car il s’agit de ne pas se plaindre. Il faut bien remplir les objectifs ! J’ai vu des commerciaux revenir me voir tous les ans avec des objectifs à chaque fois plus élevés, et des ouvriers dont les cadences ne cessaient d’augmenter. Au début, ils tiennent car ils doivent être efficaces. Mais peu à peu, ils craquent ou s’écroulent, que cela se traduise par un trou dans l’estomac, un infarctus, ou une dépression nerveuse. Dans bien des accidents, on retrouve les mêmes mécanismes : des objectifs de plus en plus élevés, des effectifs en diminution, des licenciements, alors que le travail reste le même. Cette spirale infernale n’a cessé de monter. Face à ça, les entreprises ont opposé un déni : “Vous vous plaignez pour rien”, “Vous ne foutez rien”, alors que la France est un des pays les plus productifs du monde…
La retraite, une libération
…et un de ceux où la souffrance au travail est la plus importante…
Y. G. – Avec l’extension de la dérive managériale et gestionnaire, le travail est de plus en plus dégradé. Les gens se plaignent de ne pas pouvoir bien faire leur travail. Nous le constatons tous les jours.
O. C. – Il y a toujours eu de la souffrance dans le monde du travail. Travailler, ça fait mal. Il y a une souffrance normale, qui peut même être une forme d’épanouissement, car on débouche sur quelque chose de positif, pour soi et avec d’autres. Et puis il y a une souffrance délétère, causée par une rupture entre ce que dicte le management et la réalité du travail. Vous mettez des objectifs de plus en plus fous, dictés par l’impératif financier. Vous comprimez les objectifs au point qu’il devient impossible de faire vite et bien. Vous rajoutez des hiérarchies intermédiaires, avec des chefs chargés de faire dégringoler le mot d’ordre : faire vite, bien, avec aucun moyen. Cette hypocrisie incroyable fait péter les plombs aux professionnels.
Et cela touche aussi des secteurs jusqu’ici moins atteints, par exemple le social.
O. C. – Les maisons de retraite, c’est épouvantable. Les employées me disent souvent qu’elles sont acculées à la maltraitance. Les douches sont chronométrées : six minutes pour une personne grabataire. Je me remémore cette patiente en formation d’aide-soignante. Elle était entrée dans la chambre d’une personne démente, pleine de ses excréments de la tête au pied. Sa collègue, censée la former, prise dans la panique de la rentabilité, lui a dit : “On n’a pas le temps de laver, tu essuies juste autour de la bouche pour donner à manger.” Cette femme a arrêté sa formation, elle pleurait en me racontant cette histoire. C’est le grand foutoir. Les gens les plus expérimentés s’en vont. On fait venir des petits jeunes en CDD qui veulent du travail et acceptent tout. Le turn-over est fantastique. Dans le médical, c’est pareil : beaucoup de médecins craquent. On leur parle de plus en plus de maîtrise de dépenses de santé, et plus du tout de leur métier.
Y. G. – J’ai moi aussi une maison de retraite dans mon secteur. Il y a trente ans, il y avait 30-40 lits, aujourd’hui 200. Depuis des années, je dis qu’il manque du personnel : les gens ont mal au dos, ils sont mal. Mais le nombre de patients a beau avoir explosé, il n’y a toujours qu’une seule personne la nuit. La France a un des ratios d’encadrement les plus faibles dans les maisons de retraite, environ 4 pour 10. L’Allemagne, c’est le double. Et la canicule n’y a rien changé. Au lieu de mettre plus de personnel dans les maisons de retraite, on a mis des climatiseurs ! Tous les secteurs d’activité semblent touchés par la rationalisation et la généralisation des objectifs. Des exemples ?
O. C. – Nous en avons tellement ! C’est cet employé d’une caisse de retraite qu’on met sur une plateforme téléphonique qui doit répondre en deux minutes et demie aux usagers et ne peut pas aller au W.-C. C’est ce cadre qui descend de l’avion, arrive dans son entreprise et part directement à l’hôpital psychiatrique. Il souffrait d’un surmenage épouvantable, jamais d’arrêt ni de pauses, une non-reconnaissance du travail fourni, etc.
Y. G. – Un cadre est venu me voir. Il avait fait 6 % l’année passée, il a désormais un objectif à 17 %, fixé par son directeur régional. Pourquoi 17 % ? Le management évalue les gens via des critères quantitatifs ou incohérents. Et chaque année, ça augmente.
O. C. – Il y a des cas flagrants d’injustice. Sur mon secteur, il y a une entreprise de plasturgie qui a délocalisé au Maroc. L’employeur avait affiché dans l’entreprise le coût comparé d’un ouvrier français et marocain. Mais pendant ce temps, les ouvriers français étaient en train de refaire ce qui avait été mal fait au Maroc. Si ça n’est pas une atteinte à la dignité !
Y. G. – L’affaissement, le morcellement du vivre-ensemble, de la coopération entre les gens est massif.
O. C. – Oui, on s’est mis à chronométrer les gens, à les évaluer sur des critères quantitatifs, ce qui a achevé de les monter les uns contre les autres. Le salarié d’à côté est un concurrent…
Y. G. – Et pourtant, le travail bien fait est très important dans la construction de la santé. Un travail où vous n’êtes pas reconnu, pas rétribué symboliquement, c’est la perte de sens assurée. La mécanique de la reconnaissance est cassée. Du reste, le travail est de moins en moins rétribué tout court. Combien de patients nous disent qu’ils ne s’en sortent pas avec leur Smic !
O. C. – La notion de travail bien fait est cruciale. J’ai dans mon secteur plusieurs directeurs de banque qui se sont affaissés, dans des pathologies psychiques ou somatiques graves, et qui tous ont spontanément fait le lien avec le fait qu’on les poussait quasiment à escroquer leurs clients. Bien souvent, ce sont les plus investis qui s’écroulent. Car autrement, vous bottez en touche et vous laissez tomber. Il y a vingt-cinq ans, les gens partaient à la retraite en pleurant. Aujourd’hui, même des cadres traversent la rue et me sautent au cou pour m’annoncer qu’ils sont à la retraite, comme s’ils sortaient de prison.
La retraite, une libération
…et un de ceux où la souffrance au travail est la plus importante…
Y. G. – Avec l’extension de la dérive managériale et gestionnaire, le travail est de plus en plus dégradé. Les gens se plaignent de ne pas pouvoir bien faire leur travail. Nous le constatons tous les jours.
O. C. – Il y a toujours eu de la souffrance dans le monde du travail. Travailler, ça fait mal. Il y a une souffrance normale, qui peut même être une forme d’épanouissement, car on débouche sur quelque chose de positif, pour soi et avec d’autres. Et puis il y a une souffrance délétère, causée par une rupture entre ce que dicte le management et la réalité du travail. Vous mettez des objectifs de plus en plus fous, dictés par l’impératif financier. Vous comprimez les objectifs au point qu’il devient impossible de faire vite et bien. Vous rajoutez des hiérarchies intermédiaires, avec des chefs chargés de faire dégringoler le mot d’ordre : faire vite, bien, avec aucun moyen. Cette hypocrisie incroyable fait péter les plombs aux professionnels. Et cela touche aussi des secteurs jusqu’ici moins atteints, par exemple le social.
O. C. – Les maisons de retraite, c’est épouvantable. Les employées me disent souvent qu’elles sont acculées à la maltraitance. Les douches sont chronométrées : six minutes pour une personne grabataire. Je me remémore cette patiente en formation d’aide-soignante. Elle était entrée dans la chambre d’une personne démente, pleine de ses excréments de la tête au pied. Sa collègue, censée la former, prise dans la panique de la rentabilité, lui a dit : “On n’a pas le temps de laver, tu essuies juste autour de la bouche pour donner à manger.” Cette femme a arrêté sa formation, elle pleurait en me racontant cette histoire. C’est le grand foutoir. Les gens les plus expérimentés s’en vont. On fait venir des petits jeunes en CDD qui veulent du travail et acceptent tout. Le turn-over est fantastique. Dans le médical, c’est pareil : beaucoup de médecins craquent. On leur parle de plus en plus de maîtrise de dépenses de santé, et plus du tout de leur métier.
Y. G. – J’ai moi aussi une maison de retraite dans mon secteur. Il y a trente ans, il y avait 30-40 lits, aujourd’hui 200. Depuis des années, je dis qu’il manque du personnel : les gens ont mal au dos, ils sont mal. Mais le nombre de patients a beau avoir explosé, il n’y a toujours qu’une seule personne la nuit. La France a un des ratios d’encadrement les plus faibles dans les maisons de retraite, environ 4 pour 10. L’Allemagne, c’est le double. Et la canicule n’y a rien changé. Au lieu de mettre plus de personnel dans les maisons de retraite, on a mis des climatiseurs ! Tous les secteurs d’activité semblent touchés par la rationalisation et la généralisation des objectifs. Des exemples ?
O. C. – Nous en avons tellement ! C’est cet employé d’une caisse de retraite qu’on met sur une plateforme téléphonique qui doit répondre en deux minutes et demie aux usagers et ne peut pas aller au W.-C. C’est ce cadre qui descend de l’avion, arrive dans son entreprise et part directement à l’hôpital psychiatrique. Il souffrait d’un surmenage épouvantable, jamais d’arrêt ni de pauses, une non-reconnaissance du travail fourni, etc.
Y. G. – Un cadre est venu me voir. Il avait fait 6 % l’année passée, il a désormais un objectif à 17 %, fixé par son directeur régional. Pourquoi 17 % ? Le management évalue les gens via des critères quantitatifs ou incohérents. Et chaque année, ça augmente.
O. C. – Il y a des cas flagrants d’injustice. Sur mon secteur, il y a une entreprise de plasturgie qui a délocalisé au Maroc. L’employeur avait affiché dans l’entreprise le coût comparé d’un ouvrier français et marocain. Mais pendant ce temps, les ouvriers français étaient en train de refaire ce qui avait été mal fait au Maroc. Si ça n’est pas une atteinte à la dignité !
Y. G. – L’affaissement, le morcellement du vivre-ensemble, de la coopération entre les gens est massif.
O. C. – Oui, on s’est mis à chronométrer les gens, à les évaluer sur des critères quantitatifs, ce qui a achevé de les monter les uns contre les autres. Le salarié d’à côté est un concurrent…
Y. G. – Et pourtant, le travail bien fait est très important dans la construction de la santé. Un travail où vous n’êtes pas reconnu, pas rétribué symboliquement, c’est la perte de sens assurée. La mécanique de la reconnaissance est cassée. Du reste, le travail est de moins en moins rétribué tout court. Combien de patients nous disent qu’ils ne s’en sortent pas avec leur Smic !
O. C. – La notion de travail bien fait est cruciale. J’ai dans mon secteur plusieurs directeurs de banque qui se sont affaissés, dans des pathologies psychiques ou somatiques graves, et qui tous ont spontanément fait le lien avec le fait qu’on les poussait quasiment à escroquer leurs clients. Bien souvent, ce sont les plus investis qui s’écroulent. Car autrement, vous bottez en touche et vous laissez tomber. Il y a vingt-cinq ans, les gens partaient à la retraite en pleurant. Aujourd’hui, même des cadres traversent la rue et me sautent au cou pour m’annoncer qu’ils sont à la retraite, comme s’ils sortaient de prison.
« Ça ne peut pas continuer comme ça »
Le travail a été très absent d’une campagne dominée par la question du chômage et de l’emploi…
Y. G. – Et pourtant, on arrive à un niveau très malsain de souffrance. La dégradation se fait en continu. Les gens nous disent de plus en plus “ça ne peut pas continuer comme ça”. Dans certaines entreprises, ils sont trop piétinés. Les protestations collectives – la grève, par exemple – sont devenues rares. Les gens sont dans une sorte de sidération créée par la peur au ventre, l’endettement, le chantage au chômage. Si dans mon cabinet, il y avait une machine à mesurer la peur exprimée, elle surchaufferait tous les jours. Alors, les gens encaissent, encaissent, encaissent. Il ne faut pas être devin pour entrevoir les catastrophes que cela peut produire. La France est allée très loin dans la rationalisation. L’épidémie est partout. C’est très malsain.
O.C. – Quand vous travaillez à toute allure, vous ne pouvez pas tout bien faire, vous ne pouvez pas toujours vous protéger. Mais bien souvent, les accidents du travail sont camouflés. Le salarié en maladie professionnelle devient coupable aux yeux de son employeur. On nous parle beaucoup dans les médias des arrêts maladie qui explosent. Nous, nous constatons plutôt que les gens font du présentéisme au travail car ils ont peur de perdre leur boulot. Si les arrêts maladie augmentent, c’est parce que le corps humain a ses limites, tout simplement.
Y. G. – Beaucoup d’entreprises occultent de façon scandaleuse les accidents de travail. Certains ne sont pas déclarés, ou alors les gens ne prennent pas leur arrêt. Il y a malheureusement une spécificité bien française en la matière. On a mis vingt-cinq ans pour reconnaître la silicose en France. Pareil dans le cas de l’amiante, où nous avons eu aussi vingt ans de retard. Notre patronat est celui qui conteste le plus le lien entre l’organisation du travail et la santé.
Dans votre dernier rapport, vous tirez la sonnette d’alarme, parlez de « chaos ». Vous dites qu’on est arrivé à un « point de basculement ». Vers quoi ?
O. C. – Le spécialiste de la souffrance au travail, Yves Clot, dit que la situation actuelle ne peut que déboucher sur une forme de « jacquerie ». Pourtant, pour le moment, l’atteinte est plus individuelle. Les gens n’arrivent pas à se coaguler. Mais il y a des révoltes individuelles, par-ci, par-là. Quand un salarié commence à relever la tête, c’est d’ailleurs très positif. Une chose est sûre : si les politiques ne s’occupent pas de la destruction du travail et des travailleurs, la société va dans le mur !
Y. G. – Il y a déjà des micro-éclatements quand les gens n’ont plus rien à perdre, et les suicides en sont la preuve. On a parlé des suicides à France Télécom-Orange, cela atteint désormais La Poste. Mais quelle lenteur pour traiter les problèmes ! Les suicides ne sont que le sommet de l’iceberg de cette pyramide de souffrances. De plus en plus de salariés se désinvestissent du travail. Ils pourraient faire plus, mais sont découragés parce qu’on leur dit qu’ils font toujours mal.
Quelles pourraient être les solutions ?
O. C. – Si on s’occupait davantage de la prévention, on pourrait d’abord réduire une bonne partie du trou de la Sécurité sociale !
Y. G. – L’État doit à nouveau s’engager pour la santé au travail, car c’est devenu une affaire de santé publique. Il faut un arbitre.
O. C. – Oui, il faut remettre des gendarmes sur la route. Je connais des apprentis de 15 ans qui sont déjà dégoûtés de leurs conditions de travail proches de l’esclavagisme, avec parfois des semaines de 70 heures. Ils me disent, “madame Chapuis, un jour je me vengerais !”. Et après on nous dit que les jeunes ne veulent rien faire !
Y. G. – Au point où nous en sommes, on ne peut plus s’en tenir aux micro-actions. Le travail indécent et la démocratie sociale doivent être décrétés cause nationale. Nous sommes face à un choix de société. Il est urgent de lever le déni. Les services de santé au travail sont devenus des usines à gaz, qui servent massivement les intérêts des employeurs.
O. C. – Il faut davantage de médecins, formés aux vraies questions ; des inspecteurs du travail légitimés dans leur rôle. Il faut aussi introduire plus de démocratie dans le monde du travail, notamment dans les PME. Les salariés n’ont bien souvent aucune capacité de contre-pouvoir, et dans la plupart des entreprises, il n’y a pas de syndicat.
N’y a-t-il pas aussi une part d’autocritique à faire ? Franchement, beaucoup de salariés ne voient pas trop à quoi sert leur médecin du travail…
O. C. – Bien souvent, les médecins du travail n’ont pas fait leur boulot, c’est vrai. Mais pour la plupart d’entre eux, c’est parce qu’on les empêche de le faire. On a mis, dès sa création, la médecine du travail sous le chapeau du patronat. On a confié la douane aux contrebandiers ! Dans ce métier, bien faire son travail, c’est l’assurance de se faire taper dessus. Beaucoup ont donc regardé ailleurs. Dans notre génération, une frange active de la profession a contribué à l’alerte. Mais ce n’est pas la majorité.
Y. G. – La médecine du travail a été mise dans le formol. La mainmise patronale est totale. Nous sommes aussi face à une grande hypocrisie sociétale et bien souvent confrontés à l’ambiguïté des syndicats sur ce thème. Le patronat veut casser ce métier car on est devenu des gêneurs.
Avez-vous le sentiment de vivre les derniers moments de la médecine du travail ?
O. C. – On est un peu les derniers des Mohicans. Une frange de médecins, dont nous faisons partie, a cherché à jouer son rôle. Le patronat l’a compris. Il organise la pénurie. Nous voyons de moins en moins les salariés. Nous devenons des distributeurs d’inaptitude au travail. On n’a plus que ça pour sauver les gens de situations délétères ! Ce n’est pas normal, car souvent ce n’est pas de leur faute. La réforme actuelle de la médecine du travail est en train de démédicaliser la santé au travail. Elle donne le pouvoir à des non-médecins afin de définir les orientations de prévention.
Y. G. – Avec la loi de 2011 qui rentre bientôt en application, on veut nous éloigner encore plus de la parole des salariés. La médecine du travail est sans doute déjà morte en tant que telle. Il y a urgence. J’espère qu’il n’est pas déjà trop tard.