« Looser », « opposant », « timide » : au CHU de Toulouse, un document suggère de cataloguer des soignants

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par Julien Brygo – 26 juin 2019 – BastaMag

Seriez vous un « looser », fragilisé par des situations difficiles de travail ? Ou un « opposant » qui conteste trop souvent la direction ? Ou encore un « pessimiste » ? C’est en ces termes qu’une docteure influente a proposé de cataloguer les personnels soignants du centre hospitalier universitaire (CHU) de Toulouse qui participent à certaines réunions de crise, suite au décès d’un patient notamment. Une manière de « neutraliser » les avis divergents, et un exemple supplémentaire de la façon dont la parole des soignants est considérée par la hiérarchie, alors que les mouvements sociaux se multiplient au sein des hôpitaux publics.

À quoi pensent les médecins en chef d’un grand hôpital public lorsqu’un patient vient de décéder et qu’une réunion est convoquée dans le but de comprendre ce qui s’est passé – et de faire en sorte que ça n’arrive plus ? Si l’on en croit le compte-rendu de la dernière réunion annuelle des médecins et encadrants du CHU de Toulouse, la priorité ne consiste pas à faire la lumière sur les faits. Mais bien à prévenir le risque d’une contestation interne.

Dans les réunions se glissent en effet des « opposants », des « loosers » et autres « corporatistes » qui menacent de faire « tâche d’huile », comme s’en inquiète une médecin en chef dans le verbatim de la réunion du 31 mai 2018, que Basta ! s’est procuré. Si l’on voulait éditer un guide pratique du management par la soumission aux chefs, on ne s’y prendrait pas mieux.

« Faut-il se préparer aux personnalités les plus dérangeantes ? »

Dans l’industrie aéronautique, suite à un crash, il est d’usage que les ingénieurs se réunissent avec les ouvriers pour tenter de comprendre ce qui a pu causer l’accident. À Toulouse, le centre hospitalier universitaire (CHU) – 280 000 hospitalisations et 15 800 personnels soignants en 2017 – fonctionne sur le même principe. Quand survient un « événement indésirable grave » ou un décès de patient, comme le 2 février aux urgences et le 11 mai aux soins intensifs digestifs, médecins et soignants tiennent une réunion de crise, appelée « Revue de mortalité et de morbidité » (RMM). Tous les ans, les responsables de ces RMM se retrouvent pour dresser le bilan de l’année écoulée et améliorer l’organisation pour éviter de nouveaux morts. Jusqu’ici, rien d’anormal.

Lors de la réunion annuelle du 31 mai 2018, une influente docteure, Béatrice Guyard-Boileau, gynécologue obstétricienne à l’hôpital Paule de Viguier, a tenu une conférence devant une trentaine de confrères du CHU de Toulouse. Thématique du jour : « Faut-il se préparer aux personnalités les plus dérangeantes pour la réunion ? » Sa prise de parole ne visait pas à améliorer l’organisation de l’hôpital, ni même à réclamer davantage de soignants, mais à transmettre aux responsables de ces réunions l’art et la manière de repérer les casse-pieds, afin de les « neutraliser » (sic) pendant ces réunions d’urgence. Nous avons passé en revue (morbide) les trucs et astuces imaginés par cette manageuse zélée.

« Contentez-vous de lui répéter que c’est un travail d’équipe, et qu’on y arrivera “tous ensemble” »

Le responsable de la RMM sera bien avisé de préparer sa réunion en amont, en nouant des alliances avec des « leaders » préalablement identifiés. Après avoir trouvé un bon leader, il faut démarrer la réunion en « communiqu[ant] sur les dérives (humanistes/règlements de compte) et les rappeler pour « donner le ton » en début de réunion. » Ici, le terme « humaniste » désigne un individu en pleine dérive, passablement aigri et prêt à régler des comptes. Ensuite, le responsable de réunion devra repérer les « personnalités difficiles » parmi sept catégories : le « donneur de leçons », le « looser », le « blagueur-bavard », le « pessimiste », le « timide », « le corporatiste/syndiqué/anti-direction, etc », et enfin, « l’opposant ». Et adopter l’attitude conseillée en fonction de chaque profil.

Si par malheur vous vous trouvez confronté en personne à ce type d’individu, ne paniquez pas, suggère la conférencière, « demandez-lui quelles solutions il aurait à proposer. Sinon, contentez-vous de lui répéter que “c’est un travail d’équipe” et qu’on y arrivera “tous ensemble” ».Je lis, j’aime, je vous soutiens

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Protéger le « looser », laisser parler l’« opposant »

Le « looser », lui, il semble qu’il n’y ait rien à en tirer car il « a été affecté par un événement indésirable grave associé à des soins. Il est donc fragile. » N’hésitez donc pas à le « voir avant pour le rassurer », mais surtout, « essayer de [le] protéger des assauts éventuels : près de vous dans la salle, contact visuel, à mettre à côté de quelqu’un de bienveillant. » Ici, un soignant traumatisé par un incident grave devient un « looser », comme dans un tweet de Donald Trump. L’hôpital, cet univers impitoyable.

Le « corporatiste/syndiqué/anti-direction, etc » est quant à lui un individu « généralement majoritairement opposant ». Avec ce genre d’énergumène, il faut de suite adopter le bon comportement, c’est-à-dire « essayer de faire la part entre les critiques constructives et la chicanerie (personnes, direction, etc.). Et replacer la problématique d’équipe

[souligné]

 : il faut être bon “ensemble”. » L’« opposant », « jamais d’accord » est « utile malgré tout ! », rassure la docteure, qui propose une nouvelle version du « cause toujours » : « Ne pas le contrer ni l’isoler, mais entendre son propos, lui faire préciser et le noter (légitimité). » On l’aura deviné : l’auteure de ce petit guide pratique n’est pas elle-même syndiquée.

La conclusion de son diaporama est agrémentée d’un petit bonhomme souriant, les bras grand ouverts avec, en guise de torse, l’inscription « Free hugs » (câlins à volonté). La « happy thérapie » appliquée aux revues de mortalité et de morbidité prend ainsi des airs de stratégie de neutralisation des critiques. Un management disruptif qui doit beaucoup plaire à la direction, laquelle a proposé début 2018 des séances de rigologie (yoga du rire, lâcher prise, etc.) pour ses soignants lessivés [1].

« Je suis une soignante qui s’intéresse à l’amélioration des soins »

L’auteure de ce bréviaire, Beatrice Guyard-Boileau, a dirigé depuis dix ans une centaine de réunions de mortalité et de morbidité en obstétrique à Toulouse. « Ce diaporama est un document interne, c’est tout », argue-t-elle, tout en réfutant l’idée d’un manuel anti-opposants. Elle plaide la malice, l’ironie, la légèreté. « Je comprends que certains termes puissent être choquants, mais c’est comme dans tous les boulots, on essaye d’avoir un espace de discussion démocratique. On fabriquerait des boulons ou des tartes tatin, ce serait pareil. Si vous avez quelqu’un qui parle tout le temps et un autre qui ne peut pas parler à cause du bavard, c’est pas très productif pour la réunion. »

Quid des classifications dévalorisantes comme le « looser » ou le « corporatiste » ? « C’est de l’humour. » Au bout de vingt minutes de discussion, la médecin s’agace : « Faites avec votre éthique à vous, sachant que remuer des choses, c’est pas réglo. Moi je ne suis pas un agent double de la direction. Je suis une soignante qui s’intéresse à l’amélioration des soins pour les patients. C’est une réunion entre soignants, où il n’y a pas la direction. D’ailleurs, depuis cette année, les patients sont conviés à ces RMM. »

Pendant cette réunion annuelle, un bon nombre de hauts-cadres de l’hôpital, dont la responsable qualité du CHU (une ancienne de Danone) étaient cependant présents, sans compter le fait que la plupart des médecins participants (une trentaine) sont majoritairement chefs de pôle ou directeurs de service. C’est donc, d’une certaine manière, le gratin de l’hôpital, à qui ces « trucs et astuces » ont été proposés.

« C’est tout à fait un truc de cadre pour déterminer les personnalités difficiles »

Une élue au Comité hygiène sécurité et conditions de travail (CHSCT) résume le sentiment des « syndiqués/corporatistes/antidirection » à la lecture du document, dont ils ont eu connaissance sur l’intranet de l’hôpital : « C’est une mascarade. De toutes manières, les médecins tiennent à faire les RMM entre eux, sans le personnel soignant. Mais on ne peut pas dissocier le travail des médecins du travail des soignants, c’est lié. »

Au-delà des catégorisations psychologiques douteuses, ce « manuel » illustre la manière dont les directeurs hiérarchiques conçoivent le dialogue en interne. « C’est tout à fait un truc de cadre pour déterminer les personnalités difficiles et les mettre au boulot », souffle Stéphanie, une soignante qui voit dans cette liste une proximité avec Comment gérer les personnalités difficiles, un ouvrage de l’auteur à succès Christophe André (avec François Lelord, Odile Jacob, 1996) [2].

« Ce sont des techniques de manipulation mentale et de la discrimination »

 
Nous avons contacté quelques « corporatistes », à commencer par Julien Terrier, porte-parole du syndicat CGT (650 membres au CHU de Toulouse). Pour lui, ce document montre bien la vision que les haut-gradés de l’hôpital ont des soignants, imbibée d’une culture d’entreprise à mille lieues de celles d’un service public. « Il n’y a donc plus rien de choquant à constater la progression des méthodes managériales des entreprises privées à l’hôpital, y compris lors de réunions de crise si importantes ? C’est révoltant », s’insurge cet homme qui combat depuis de nombreuses années le Lean management appliqué au CHU de Toulouse.

« Ces RMM, nous les avons réclamées, elles nous ont été souvent refusées en CHSCT. Quand bien même elles ont lieu, on comprend en lisant le compte-rendu de cette réunion que c’est l’occasion d’y faire régner la doctrine managériale et de tout faire pour parvenir à une vérité acceptable, qui ne mette pas en cause l’organisation à flux tendu de cet hôpital. Ce sont des techniques de manipulation mentale et de la discrimination », dénonce Julien Terrier, qui affirme étudier les possibilités d’attaquer ce document en justice.

Le 2 février dernier, un patient est décédé sur un brancard dans le sas entrant des urgences. « Dans un contexte de surcharge de travail intense dénoncé depuis plusieurs semaines, l’homme est décédé suite à un arrêt cardiaque », écrit le compte-rendu syndical. L’infirmier de garde cette nuit-là, en poste depuis sept heures d’affilée, avait plus de quinze patients à sa charge. Il n’a pas eu le temps de lui faire les gestes de secours afin de le réanimer [3]. L’histoire ne dit pas si cet infirmier a été considéré, lors de la RMM, comme un « looser », un « pessimiste » ou un « opposant ».

L’équivalent de 450 postes d’infirmières payés aux banques en intérêts

À Toulouse, le personnel hospitalier ne sait plus quoi faire pour alerter la direction sur la dégradation ahurissante de ses conditions de travail. Une soixantaine de préavis de grève ont été déposés en cinq ans par la CGT, le syndicat majoritaire, des dizaines de manifestations ont eu lieu, une chorégraphie de soignants a été vue plus de six millions de fois sur Facebook [4]…

En 2016, c’est sous la direction d’un grand commis au démantèlement des hôpitaux, Raymond le Moign, alors directeur du CHU de Toulouse, que quatre soignants toulousains se sont suicidés en moins d’un mois. Un an et demi plus tard, en décembre 2017, Raymond Le Moign était nommé directeur de cabinet de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, où il chapeaute la réforme de la santé – laquelle prévoit plus d’un milliard d’économies budgétaires supplémentaires. Les successeurs de Le Moign à Toulouse se montreront dignes de leur prédécesseur et de son idéologie, le lean management.

Pour répondre à ce qu’elle appelle le « CHU bashing », la direction de l’hôpital de Toulouse ne sait plus quoi faire non plus. Sa dette atteint 450 millions d’euros et quinze millions partent chaque année en intérêts aux banques spéculatives. Quinze millions, soit l’équivalent de 450 postes d’infirmières. Juste ce qu’il faudrait pour faire fonctionner correctement cet hôpital. Encore une remarque de « looser ».

Julien Brygo

Notes

[1] « Rigolez, vous êtes exploité », Julien Brygo, Le Monde diplomatique, juillet 2019.

[2] Un ouvrage de référence chez les cadres hospitaliers qui peuvent ainsi mieux appréhender « l’anxieux qui vous harcèle de questions inquiètes, le paranoïaque qui prend la moindre de vos remarques comme une offense, l’obsessionnel qui s’absorbe dans les détails au détriment de l’essentiel, le narcissique qui tire toujours la couverture à lui, le dépressif qui vous accable de son inertie, le ” type A ” pour qui rien ne va jamais assez vite… ».

[3] Voir Eric Dourel, « Une mort suspecte aux urgences du CHU à Toulouse », Mediacités, 9 avril 2019.

[4] Sur le thème de la chanson « Basique », d’OrelSan. Voir ici.

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5 années ago

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