Pour information : 650.000.000 d’euros correspond à 16.250 ETP d’hospitaliers !!!!
En 2014, le nouveau traitement contre l’hépatite C a coûté la somme record de 650 millions d’euros à l’assurance maladie. En dépit des enjeux financiers colossaux, la question des conflits d’intérêts a été ignorée. Or des experts ayant travaillé au rapport commandé par le ministère de la santé étaient en même temps rémunérés par le laboratoire américain qui commercialise le médicament.
Existe-t-il un traitement qui soignerait la France de ses conflits d’intérêts ? Le Sovaldi, commercialisé par le laboratoire américain Gilead et présenté comme le médicament miracle pour lutter contre l’hépatite C, a coûté pas moins de 650 millions d’euros à la Sécurité sociale en 2014 (41 000 euros la cure). Soit l’un des médicaments les plus chers de l’histoire de l’assurance maladie. Dans le milieu sanitaire, l’efficacité du traitement emporte une grande majorité de suffrages : le virus n’est plus détectable dans le sang 12 semaines après l’arrêt du traitement pour 90 % des patients. Pourtant, les conditions dans lesquelles il a fait son apparition sur le marché français posent question. Le Formindep, une association de médecins, professionnels de santé et patients, vient de boucler une étude dont Mediapart a pris connaissance, qui montre que des conflits d’intérêts, multiples, ont été ignorés par le ministère de la santé. Si, après le scandale du Mediator, certains pensaient que la problématique des collusions entre l’intérêt général et des intérêts privés était réglée, ils en sont pour leurs frais.
En effet, l’objet de l’étude de François Pesty, membre du Formindep, porte sur un rapport commandé en 2013 par le ministère de la santé, sous la direction du professeur Daniel Dhumeaux, et rendu en mai 2014. Si François Pesty fait part de certaines réserves sur l’efficacité du traitement (ne plus détecter le virus n’étant pas l’assurance de sa disparition à long terme) ; s’il s’interroge sur le stade de fibrose à partir duquel il faut avoir recours à ces nouveaux médicaments (« une question à plusieurs centaines de millions d’euros pour l’assurance maladie ») ; il pointe surtout des experts ayant travaillé à la fois pour le compte du ministère et pour le laboratoire Gilead.
Parmi les quelque 200 experts qui se sont penchés sur le sujet à l’occasion du rapport Dhumeaux, le Formindep s’intéresse particulièrement à deux groupes de travail cruciaux. Le groupe 7, en charge de « l’évaluation de la fibrose hépatique chez les patients atteints d’hépatites B et C ». Et le groupe 9, qui s’est penché sur les « conséquences cliniques et traitement de l’infection par le virus de l’hépatite C ».
Au sein de ces groupes, de nombreux experts émettaient des recommandations tout en étant parallèlement rémunérés par le laboratoire américain. Plusieurs de ces experts ont même participé à des boards, des réunions stratégiques lors desquelles les médecins donnent des conseils de développement à l’industriel, en 2013 et 2014. Au sein du groupe 9, ils sont 12 sur 20 dans ce cas ! Une telle double activité ne peut qu’engendrer des doutes sur l’appréciation portée par ces médecins.
Ces participations sont publiques : elles figurent sur la base de données du ministère. Mais à quoi cela sert-il de mettre ces informations en ligne, si c’est pour dans le même temps ne pas en tenir compte ?
Et qu’ont exactement touché ces experts, qui se sont trouvés être des leaders d’opinion efficaces dans les médias, comme on peut le voir par exemple dans cet article du Parisien ? Impossible à dire. En effet, sur le site du gouvernement, on trouve trace des frais payés par les laboratoires : restaurants, hébergements, frais de transport pour assister à un colloque par exemple. Ces frais cumulés s’élèvent généralement à quelques milliers d’euros par médecin. Grâce à l’association Regards Citoyens, qui a compilé les données existantes, on sait que Gilead a offert 1 460 000 euros de cadeaux aux médecins français entre janvier 2012 et juin 2014.
Mais, hypocrisie majeure, on ne sait rien du montant, nettement plus élevé, des conventions existant entre les médecins et les laboratoires pour des conseils de développement. En 2011, à la suite du scandale du Mediator, la loi Bertrand prévoyait que ces montants seraient rendus publics. Le ministère de la santé a cependant traîné des pieds avant de soustraire médecins et laboratoires à cette obligation. Il a fallu que le Conseil d’État se fâche, en février 2015, pour que le gouvernement remette à l’ordre du jour cette transparence de bon sens par un amendement à l’article 43 bis du projet de loi de modernisation du système de santé. Sans que cela se soit pour l’instant traduit dans les faits.
Par conséquent, on ne connaît toujours pas le montant de ces conventions. Or, ni les experts rémunérés par Gilead, ni le laboratoire américain n’ont souhaité répondre à nos questions à ce sujet.
Mais l’erreur n’était-elle pas inscrite dès le départ dans le processus ? À l’origine, c’est au professeur Delfraissy, directeur de l’ANRS (Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales), que la ministre a commandé le rapport, en janvier 2013.
Contacté par Mediapart, le professeur Delfraissy dément avoir participé à une réunion du « board » de Gilead Sciences le 18 décembre 2013, participation qui figure pourtant sur le site transparence.gouv.sante.fr.
« Depuis trois, quatre ans, j’ai cessé d’être rémunéré par les laboratoires. Mes revenus ont d’ailleurs été divisés par quatre. La rémunération d’une réunion à un board pour une journée varie entre 500 et 1 000 euros, me semble-t-il. Mais désormais ça m’arrive de façon exceptionnelle et l’ANRS prend en charge les frais. »
Mais le professeur dirige l’ANRS depuis 2005, donc une dizaine d’années. Pourquoi n’a-t-il cessé de se faire rémunérer par les laboratoires que depuis trois ans ? « C’est normal d’avoir des liens avec des laboratoires pour définir une stratégie. Le lien est nécessaire avec l’industrie pour se tenir au courant et rencontrer les dirigeants des laboratoires. » Il est pourtant possible de ne pas entretenir de conflits d’intérêts avec les laboratoires. Le professeur n’en est pas à une contradiction près puisqu’il explique, également, avoir rencontré dans un cadre légal, à l’ANRS, des représentants de l’industrie pharmaceutique et cela sans recevoir d’argent de leur part.
Minimisant l’importance des situations de conflits d’intérêts, Jean-François Delfraissy ajoute : « Un bon professionnel a des liens avec l’industrie. » Pourtant, au cours de l’entretien, le professeur Delfraissy admet avoir cessé d’être rémunéré pour des réunions de « boards » depuis trois ans « afin d’être totalement libre des laboratoires et compte tenu du contexte de suspicion qui régnait suite à l’affaire du Mediator ».
Le professeur Delfraissy insiste pour conclure sur l’importance d’avoir des liens d’intérêts avec différents laboratoires pharmaceutiques pour éviter les conflits d’intérêts majeurs. En somme, plus on a de liens d’intérêts, moins on a de conflits…
L’ANRS a confié à l’AFEF (Association française pour l’étude du foie) la mission de composer le groupe chargé de l’élaboration des recommandations – l’AFEF étant une société savante, dont les « partenaires » sont Gilead, Janssen-Cilag et Abbvie.
« Les déclarations d’intérêts, ce n’est pas mon obédience »
Le professeur Daniel Dhumeaux, hépatologue au CHU Henri-Mondor de Créteil, et qui a donc dirigé ce rapport sous l’égide de l’ANRS et de l’AFEF, a aussi accepté de répondre à nos questions. On peut lire dans sa déclaration d’intérêts qu’en novembre 2013, au cœur de sa mission, Gilead lui paie un voyage, l’hébergement, ses repas et son inscription (le tout pour 3 000 euros) à un colloque organisé par l’Association américaine pour l’étude des maladies du foie, qui se tenait à Chicago.
Pourquoi se faire offrir tout cela par Gilead ? « J’avais besoin d’assister au colloque pour le rapport que je préparais. Le ministère a refusé de prendre en charge mes frais. Et Gilead est le premier laboratoire à me l’avoir proposé. » Interrogé sur la question, le ministère nie avoir été saisi d’une demande officielle de prise en charge de ces frais, mais précise qu’il ne couvre de toute façon que les frais qui correspondent à un déplacement dans le cadre d’un ordre de mission individuel. Pour ce déplacement, le ministère renvoie la balle à l’ANRS.
Le professeur Jean-François Delfraissy, directeur de l’ANRS, admet avec embarras : « Ce n’est pas que ça ne me gêne pas. Je ne pense pas que Dhumeaux ait abusé mais il ne m’a jamais demandé de financer ce voyage. On aurait pu éviter cette situation. Mais ce n’est pas dramatique. »
Au-delà de cette situation, le fait que plusieurs des experts ayant œuvré pour le ministère aient simultanément travaillé pour Gilead ne tracasse donc ni Jean-François Delfraissy, ni Daniel Dhumeaux. Ce dernier explique qu’il a mis en place un comité de validation et de synthèse qui « s’est affranchi du travail des experts ». Un argument repris à son compte par le ministère pour crédibiliser le rapport final. Mais pourquoi faire travailler des experts, si c’est pour « s’affranchir » de leurs conclusions ?
En réalité, c’est plutôt Daniel Dhumeaux qui s’affranchit des conflits d’intérêts, avec une franchise étonnante. « Les gens compétents ont des liens avec les industriels. Il n’y a pas d’experts compétents qui ne soient pas en lien avec des laboratoires. On est donc dans une impasse. La Haute Autorité de santé fonctionne certes différemment, mais en conséquence, elle n’a pas recours aux meilleurs experts. Je ne vais quand même pas faire un moins bon rapport avec des gens moins compétents. Les meilleurs, ce sont ceux qui ont le plus de liens avec les industriels. Car quand on travaille pour 4 ou 5 firmes différentes, les intérêts se neutralisent. »
Quand on le pousse un peu, Daniel Dhumeaux finit par admettre : « Bien sûr que non, je n’ai pas consulté les déclarations d’intérêts des experts du groupe, puisque je n’en tire aucune conséquence. » Mais dans ce cas, à quoi bon remplir des déclarations d’intérêts ? « Ce n’est pas à moi de répondre à cette question. Ce n’est pas mon obédience. »
À la Haute Autorité de santé, face aux questions sur ces conflits d’intérêts, on prend ses distances avec le rapport Dhumeaux. On explique que la HAS a son propre collège d’experts indépendants, et qu’ils ont pris le rapport Dhumeaux comme n’importe quel rapport extérieur : « La Commission de la transparence a l’habitude de travailler sur des études financées par des industriels. »
Il n’empêche : comment imaginer qu’un rapport commandé par la ministre, qui a pris plus d’un an à être rédigé, qui a mobilisé autant d’experts, n’ait pas eu d’influence sur la Haute Autorité de santé ? Et sinon : à quoi servait ce rapport ? D’ailleurs, dans ses recommandations, la Commission de la transparence de la HAS cite le rapport Dhumeaux à plusieurs reprises. La Commission de la transparence propose un taux de remboursement. Mais son avis impacte aussi directement le prix du médicament. Or si l’efficacité du traitement ne fait guère débat, son prix pose question, en France comme ailleurs (lire notre article).
Le décalage est frappant : comme le rappelait récemment Loïc Guillevin, président de la Commission de la transparence et membre du collège de la HAS, « les liens d’intérêts avec l’industrie, il y en a des majeurs et des mineurs. Les majeurs, c’est globalement d’avoir été investigateur principal d’un essai thérapeutique sur un des médicaments du laboratoire, c’est d’avoir été à un congrès invité par un laboratoire, c’est d’avoir fait des conférences rémunérées pour un laboratoire, ou d’avoir assisté à ce que l’on appelle les « boards » de laboratoire ». Loïc Guillevin expliquait : « Quand on a un lien, on n’instruit pas le dossier du médicament, on ne vote pas, on sort de la salle. » L’exact opposé de ce qui a été fait par les experts du rapport Dhumeaux.