Le groupe Orpea, l’un des leaders mondiaux du secteur de la santé privée, a fait espionner ses salariés, en particulier des représentants syndicaux. Cet hiver, alors que la CGT portait l’affaire devant la justice, l’entreprise lui a proposé un « deal » secret à 4 millions d’euros en échange du retrait de sa plainte. Refusé.
Au départ, le groupe Orpea a recruté de simples « observateurs participants semi-dirigés ». Ça, c’était sur le papier. Mais derrière ce jargon, l’entreprise franco-canadienne, l’un des plus gros opérateurs mondiaux de maisons de retraite et de cliniques privées, a en fait injecté trois « taupes » parmi ses salariés, chargées d’espionner en particulier les syndiqués. Coût mensuel : quelque 14 000 euros par « implant ».
Au fil de l’année 2010, depuis des cliniques à Lyon, L’Haÿ-les-Roses et Andilly, ces agents ont tuyauté la direction avec plus ou moins de pertinence, comme en attestent des rapports hebdomadaires que Mediapart a pu consulter : « X a été aperçu avec un membre de la CGT » ; « Y consommait de la drogue, marijuana et résine de cannabis » ; « Grand sportif, [le délégué syndical] W semble endurant et motivé » ; « Certains salariés annoncent [pour la grève] qu’ils ne se mobiliseront que quelques heures car au regard des salaires, ils ne peuvent pas se permettre » ; « Z a confié avoir des difficultés avec certaines personnes qui se serviraient de leur mandat [syndical] pour servir des intérêts personnels » ; « La rumeur court que l’infirmière est proche du directeur, tous deux originaires du même village corse ». Etc.
Ci-dessous, quelques rapports rédigés par les“ implants ” :
Les vrais employés n’ont découvert le pot aux roses qu’en 2012, au détour d’une enquête de L’Expansion sur le nouveau business de l’infiltration. Interrogés par la CGT, les dirigeants d’Orpea avaient alors démenti toute volonté d’espionnage. À en croire un courrier interne, les informations récoltées n’avaient « d’autres fins que l’amélioration des conditions de travail » et l’opération ne visait qu’« à éclairer la direction du groupe sur la nature et l’ampleur des risques pyschosociaux ». Sans rire. L’argument a tenu deux ans.
Mais en décembre dernier, la fédération « Santé et action sociale » de la CGT s’est finalement décidée à porter plainte pour « délit d’entrave », « atteinte à la vie privée » et « collecte frauduleuse de données à caractère personnel », afin de dénoncer « un système pensé d’infiltration des syndicats et d’espionnage des salariés ».
« L’une des missions principales des “implants” étaient de porter atteinte au droit syndical », insiste la plainte, qui souligne les efforts des infiltrés pour « être élus ou désignés sous [la] bannière [de la CGT] ». Cette pratique serait « illicite » faute d’avoir « soumis le procédé devant les institutions représentatives du personnel », assène Me Sofiane Hakiki, l’avocat qui a entre-temps récupéré les rapports écrits des “ implants ”, les factures et les contrats. En trois semaines à peine, le parquet de Paris ouvrait une enquête préliminaire, déclenchant la panique chez Orpea.
La plainte est d’autant plus inflammable médiatiquement que la société chargée de fournir les trois espions, Groupe Synergie Globale (GSG), est connue des journalistes depuis qu’elle a été mise en cause pour des faits similaires dans « l’affaire Ikea », toujours en cours d’instruction à Versailles, mais d’ores et déjà à l’origine de la mise en examen du PDG d’Ikea France et de l’éviction d’une pléiade de directeurs (voir nos révélations ici ou là). Se sentant probablement acculé, le groupe Orpea a mis alors des millions d’euros sur la table, dans le plus grand secret, pour tenter de faire taire le syndicat.
D’après nos informations, en février, la direction du groupe a proposé le « deal » suivant aux élus CGT (minoritaires face à l’organisation « maison » Arc-en-Ciel) : en échange du retrait de la plainte, elle promettait de satisfaire plusieurs de leurs revendications historiques, représentant un coût global de plus de quatre millions d’euros pour l’entreprise. L’offre court-circuitait les négociations officielles en cours, mais tombait à pic pour la CGT, à quelques mois d’élections professionnelles compliquées.
Si la transaction a finalement été rejetée par le syndicat, son existence en dit long sur les coulisses du « dialogue social » à la française. La liste des concessions avancées par Orpea en contrepartie d’un renoncement à toute action judiciaire était longue comme le bras :
– instauration d’une prime d’entreprise pour tous les salariés disposant de plus de trois mois d’ancienneté (pour un coût d’environ 2 millions d’euros en 2015) ;
– allocation d’un budget de fonctionnement à chaque organisation syndicale représentative (200 000 euros par an) ;
– rédaction d’une charte des droits syndicaux ;
– et surtout, création d’au moins seize comités d’établissement régionaux, doublés d’autant de comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), avec désignation de nouveaux délégués syndicaux. Ce volet-là pesait potentiellement très lourd pour Orpea, qui a toujours fait le minimum légal en matière de représentation du personnel. Malgré ses 345 établissements en France, le groupe se considère en effet comme une seule entité économique et sociale, se contentant d’un seul comité d’entreprise et d’un unique CHSCT. Coût estimé de cette avancée : deux millions d’euros.
Au passage, Orpea acceptait de « régler » une poignée de situations individuelles, rendues délicates en raison des responsabilités syndicales des intéressés. Bien entendu, ce protocole d’accord stipulait que toutes ces concessions ne valaient pas reconnaissance de culpabilité dans l’affaire d’espionnage.
Si elle acceptait de signer, la CGT devait s’engager à conserver le secret le plus absolu sur le contenu du « pacte », comme sur son existence même. Un article du contrat lui interdisait explicitement d’en faire état dans les médias.
À l’issue d’échanges entre avocats des deux parties, la fédération Santé de la CGT a finalement refusé la transaction en bloc en février dernier, après avoir consulté un collectif d’employés d’Orpea. « Signer l’accord pouvait entraîner des gains pour les salariés, certains ont donc manifesté leur intérêt, précise une source interne à la fédération. Mais la négociation n’était pas possible avec un employeur aussi pourri. Accepter, c’est donner l’image d’une entreprise qui peut tout acheter. Par ailleurs, on n’aurait pas pu capitaliser sur cette négociation pour gagner des voix, puisque l’accord était censé rester confidentiel. »
Libertés fondamentales
Au siège central de la CGT, à Montreuil, un cadre haut placé se montre moins catégorique et juge que la fédération Santé aurait très bien pu signer. « Il est fréquent que des patrons essaient d’acheter des militants syndicaux, regrette-t-il. Mais il n’était pas question de cela ici, pas question de verser de l’argent à la fédération pour qu’elle ferme sa gueule ! On parlait d’améliorer les droits syndicaux et le sort des salariés. Passer du contentieux juridique à la négociation, ça se fait régulièrement. »
De fait, il arrive que des organisations syndicales renoncent à des actions judiciaires après avoir négocié des contreparties au bénéfice des salariés – en cas de discriminations syndicales (comme chez Renault où des centaines de délégués ont obtenu des indemnités et des salaires revalorisés) ou encore d’infractions à la législation sur le travail du dimanche, par exemple. Ces accords sont parfois rendus publics, parfois gardés sous clef. Mais les plaintes retirées visent plutôt des infractions de faible gravité (de niveau contraventionnel), ou de « classiques » délits d’entrave à l’action syndicale.
Le chantage proposé par Orpea sort de cet ordinaire-là. D’abord parce que les sommes en jeu paraissent exceptionnelles. Surtout, des avocats spécialistes du droit du travail interrogés par Mediapart (et complètement étrangers au dossier) soulignent qu’il ne s’agissait plus « seulement » de traiter des atteintes aux droits syndicaux et sociaux, mais des atteintes aux droits et libertés fondamentales, a priori non négociables.
Sollicitée à plusieurs reprises par Mediapart, la direction d’Orpea est restée muette. L’avocat du groupe, Me Louis de Gaulle, a refusé de confirmer ne serait-ce que l’existence même d’une telle proposition et s’est contenté, menaçant, de rappeler que ce genre de négociations entre avocats, « quand elles existent », sont couvertes par le secret professionnel. L’avocat qui défend le syndicat, lui aussi, a catégoriquement exclu de nous répondre.
Orpea aura décidément tout tenté, ces derniers mois, pour amadouer la CGT. D’après des sources syndicales, l’entreprise aurait même soufflé qu’elle avait d’autres taupes à l’intérieur de l’entreprise et de la fédération Santé, allant jusqu’à balancer deux noms, comme gage de ses « bonnes intentions ». Manipulation ? L’une des deux personnes citées, fortement déprimée, ne veut plus rien avoir à faire « ni avec Orpea, ni avec la CGT », selon sa fille interrogée par téléphone. La seconde s’est adjointe les conseils d’un avocat et refuse de commenter l’affaire.
À vrai dire, pour manœuvrer, l’entreprise a pu s’appuyer sur les dissensions qui déchirent la « fédé » (deuxième de la CGT en nombre d’adhérents), devenue au fil des années un véritable panier de crabes. Divisée sur les orientations stratégiques, gangrenée par des enjeux de pouvoir, celle-ci vient d’ailleurs de mettre la quasi-totalité de son bureau exécutif dehors, lors de son dernier congrès. « Ce qui avantage Orpea dans cette affaire, c’est que la CGT Santé est un gruyère à cause de ses problèmes internes, confie l’un de ses membres. L’entreprise n’a même pas besoin de mettre des observateurs puisque les gens s’espionnent et balancent d’eux-mêmes. Clairement, ça nous pose des questions sur l’état de notre organisation… » Le chantage d’Orpea a malgré tout échoué, pour cette fois.
CELA NE M ETONNES PAS;