Jean-Jacques Tanquerel, ancien chef de service d’information médicale de l’hôpital de Saint-Malo, dénonce depuis des mois l’accès par une société privée à des données de patients couvertes par le secret médical. Son cas n’est pas isolé : d’autres médecins sont sanctionnés, voire licenciés, lorsqu’ils dénoncent cette pratique quasi généralisée dans les établissements de santé français.
Saint-Malo, envoyée spéciale
« Admis dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me sont confiés. » C’est ce passage du serment d’Hippocrate que le centre hospitalier de Saint-Malo a bafoué en permettant à une société privée de consulter 950 dossiers médicaux de ses patients. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a mis en demeure publiquement l’hôpital, le 7 octobre, pour « non-respect de la confidentialité des données ». Une décision que le directeur Jean Schmid trouve « sévère ». Offensif, il n’a pas l’intention d’être le seul mis en cause. Il lâche un chiffre, une « estimation » : « 70 à 80 % » des établissements hospitaliers, publics comme privés, ouvrent ainsi leurs dossiers médicaux à des prestataires extérieurs. Nous voilà rassurés.
L’administration hospitalière serre les rangs. La ministre de la santé Marisol Touraine assure prendre l’affaire « très au sérieux ». Mais elle se tait, tandis que son administration tente de justifier cette pratique. Le directeur général adjoint de l’agence régionale de santé (ARS) de Bretagne, Pierre Bertrand, s’est rendu à Saint-Malo pour manifester son soutien au directeur de l’hôpital. S’il reconnaît du bout des lèvres qu’il existe « un débat éthique », il tente de le diluer dans un argumentaire technique. Le terrain est favorable puisque l’affaire se noue dans les méandres du système de tarification à l’activité des hôpitaux. Le principe est simple : à chaque acte médical est associée une rémunération.
La pratique est en revanche complexe puisque l’activité médicale doit être traduite dans un langage qui comprend 650 codes déclinés en 4 niveaux de sévérité. Cette mission incombe au département de l’information médicale (DIM) de l’établissement, qui a à sa tête un médecin.
Jean-Jacques Tanquerel a été le médecin DIM de Saint-Malo de 2004 à 2012. Il est de l’avis général un excellent praticien. Il a même enseigné cette spécialité à l’école des hautes études en santé publique. Sa vie professionnelle a basculé lorsqu’il a refusé que le nouveau directeur de l’hôpital, Jean Schmid, fasse appel à la société Altao. « Le médecin DIM est le garant du secret médical, explique-t-il. Il est le seul médecin de l’hôpital à avoir accès à tous les dossiers médicaux. Si j’avais permis à cette société de les consulter, je me serais rendu coupable d’un délit. »
Altao est une société spécialisée dans l’information médicale. Elle travaille pour une cinquantaine d’établissements hospitaliers, mais aussi pour des laboratoires pharmaceutiques et des syndicats médicaux. L’une de ses activités est le recodage des actes hospitaliers. Yannick Berton, le directeur général d’Altao, explique sa méthode de travail : « Nos statisticiens consultent les bases de données anonymisées des hôpitaux pour identifier les séjours potentiellement atypiques. » Par exemple, des séjours longs et faiblement rémunérés.
Cette première étape est légale : Altao comme une douzaine d’autres sociétés disposent d’une autorisation de la Cnil. Mais dans une seconde étape, Altao consulte les dossiers médicaux des patients, ceux rédigés par les médecins ou les infirmières, afin de mieux décrire – et donc valoriser – l’activité de l’hôpital. « Cette étape est obligatoire », insiste Yannick Berton.
Cette pratique est pourtant contraire à la déontologie médicale et au code de la santé publique, comme le rappelle l’Ordre des médecins sur son site internet : « Les données personnelles de santé des patients sont couvertes par le secret professionnel et ne sauraient être transmises à des tiers non autorisés par la réglementation en vigueur dès lors qu’elles sont susceptibles de permettre l’identification d’un patient. Les médecins des départements d’information médicale des établissements de santé sont garants du respect de ces règles. »
Si l’Ordre et la Cnil lui ont donné raison, Jean-Jacques Tanquerel reste dans la tourmente. C’est un authentique lanceur d’alerte, un cas d’école. Il ne bénéficie d’aucune protection. Si, localement, des médecins lui manifestent leur sympathie à titre individuel, il affronte l’institution avec le seul soutien des syndicats, en particulier le syndicat de médecins anesthésistes et réanimateurs Snphare, dont il est aujourd’hui le délégué à Saint-Malo. Il parle de l’épreuve qu’il est en train de traverser avec une légèreté feinte. Il est aujourd’hui chef du service d’hygiène de Saint-Malo, une affectation « autoritaire » selon lui.
De Brest à Paris, jusque dans le bureau de Marisol Touraine, on se préoccupe de lui trouver un autre poste ailleurs, loin de Saint-Malo. « Le docteur Tanquerel est un excellent professionnel, admet Pierre Bertrand, le directeur général adjoint de l’ARS Bretagne. Je vais faire le point avec lui pour trouver la solution la plus favorable, dans une autre structure. »
D’autres médecins écartés en France
Son cas n’est pourtant pas isolé. L’Ordre des médecins et le Snphare – qui a rendu publique cet été l’affaire de Saint-Malo – ont reçu de nombreux témoignages de médecins qui ont subi un sort semblable.
Au centre hospitalier de Melun, Ghyslaine Amghar est elle aussi « placardisée ». Alors qu’elle était médecin DIM, sa direction a fait appel à une autre entreprise spécialisée dans l’information médicale, Corsacod, sans même l’en informer : « Lorsque je m’en suis rendu compte, j’ai déposé trois recours devant le tribunal administratif. J’ai gagné les deux premiers recours et le marché a été invalidé. Ils ont repassé un contrat avec Corsacod et moi j’ai perdu mon poste. » Son ancien service DIM ne compte plus que « deux agents » et le travail de codage a été externalisé.
Georges Elkoury a perdu son emploi cet été. Il officiait comme médecin DIM depuis dix ans dans la polyclinique Medipôle Saint-Roch, près de Perpignan. Là encore, c’est Corsacod qui opère : « La direction m’a demandé de donner à cette société des dizaines de dossiers médicaux et un accès à nos archives informatisées, c’est-à-dire aux dossiers médicaux détaillés des patients. Le contrat précise que Corsacod agit sous la responsabilité du médecin DIM. J’ai écrit à la direction que je ne pouvais plus assumer la responsabilité du secret médical. Je me suis fait virer le 8 août. La direction s’est arrogé le droit d’accéder aux données médicales. Moi et mes enfants avons été hospitalisés dans cette clinique. Je vais porter plainte en tant que malade. »
Jérôme Fauconnier, médecin DIM au CHU de Grenoble, a lui trouvé un compromis avec sa direction : « J’ai refusé que la société Sahona intervienne sous ma responsabilité. C’est le directeur qui signe le contrat. » Il est syndiqué au Snphare. Il est étonnamment « assez indulgent » avec les directions car, selon lui, « c’est le système qui est pervers ». La tarification ne cesse de se compliquer, le codage est de plus en plus fin et le moindre oubli a d’importantes conséquences financières : si les médecins omettent dans un dossier médical de mentionner qu’un patient a eu des escarres au cours de son séjour, c’est 1 500 à 6 000 euros de manque à gagner. Une simple mycose est valorisée 1 500 euros. « L’outil est devenu trop sensible, estime Jérôme Fauconnier. Dans n’importe quel établissement, si on cherche, on trouve des erreurs. »
À Saint-Malo, en contrôlant 950 dossiers entre 2010 et 2012, Altao a mis en évidence des sous-codages d’actes à hauteur de 2 millions d’euros. Au niveau national Yannick Berton, le directeur général d’Altao, estime que le travail de ces prestataires extérieurs représente un gain de 200 millions d’euros annuels pour les établissements publics et privés. Il défend ainsi son travail : « La plupart des établissements avec lesquels nous travaillons sont en déficit. Nous leur permettons de retrouver des marges de manœuvre financières pour réinvestir. »
Cette affaire dévoile indirectement l’ampleur de la crise budgétaire qui frappe l’hôpital. Les médecins DIM sont victimes de la part des directions d’un chantage aux coupes budgétaires, voire à la suppression de postes. Jean Schmid, le directeur de Saint-Malo, un hôpital déficitaire depuis de nombreuses années, ne s’en cache pas : « Le contrat de retour à l’équilibre qu’a subi cet hôpital a été très douloureux. Quand le personnel découvre que ces difficultés sont liées, non pas à des sureffectifs, mais à une sous-codification, c’est difficile… » Et ce type d’arguments porte auprès des médecins, en particulier les chefs de service et de pôles, qui doivent composer au quotidien avec les restrictions budgétaires.
Lorsqu’il était médecin DIM, Jean-Jacques Tanquerel a accepté de « tirer sur les règles » pour satisfaire cet impératif de retour à l’équilibre de l’établissement. « En 2009, j’ai mis au point mon propre logiciel de fouilles de données pour identifier les dossiers sous-codés. Cela a rapporté 1 million d’euros par an à l’établissement. Si on m’avait laissé travailler, j’aurais fait aussi bien qu’Altao. » Mais Jean Schmid, qui avait déjà travaillé avec Altao dans son précédent poste de directeur, juge nécessaire ce recours à « des experts du codage informatique, au fait des dernières nouveautés techniques ».
Pour Jean-Jacques Tanquerel, mieux vaudrait « donner des moyens aux médecins DIM. Ce n’est d’ailleurs pas une vraie spécialité médicale, beaucoup ne sont pas suffisamment formés ». Plutôt que d’investir dans leurs DIM, les établissements versent à ces sociétés privées des commissions à hauteur de 5 à 6 % des sommes recouvrées. Sans rire, la Fédération hospitalière de France défend cet « exercice de bonne gestion ». Est-il réellement judicieux d’externaliser une fonction aussi stratégique et sensible que le traitement des données médicales ? Personne ne semble s’être posé la question.
La mise en demeure du Centre hospitalier de Saint-Malo a été levée par la Cnil, vendredi 17 octobre. Le directeur général adjoint de la Cnil, Mathias Moulin, précise qu’« en l’état actuel du droit, seuls les médecins DIM et leurs équipes ont un droit d’accès aux dossiers nominatifs des patients ». L’hôpital de Saint-Malo va donc modifier ses procédures : « Quand l’expert aura besoin de contrôler un dossier médical, c’est le médecin DIM qui le fera », explique Jean Schmid. Mais il n’entend pas en rester là, il attend « une évolution du droit ». La Fédération hospitalière de France est sur la même ligne : « Il faut décrire les modalités d’accès par ces sociétés aux données nominatives, dans un cadre bien clair », plaide Yves Gaubert, son responsable financier.
Pendant ce temps, le travail de disqualification du lanceur d’alerte Tanquerel se poursuit. S’il reçoit de nombreux soutiens individuels de médecins de l’hôpital, il doit affronter les médecins chefs de pôle, nommés par la direction. Mardi 15 octobre, Jean-Jacques Tanquerel a voulu s’expliquer lors d’une réunion de la commission médicale d’établissement, l’instance qui représente les médecins de l’établissement, à laquelle il était convié. Avec pudeur, il raconte une soirée « éprouvante. La salle était comble. 80 personnes étaient présentes. La direction était là aussi. J’ai été attaqué pendant 2 h 30. On m’a surtout reproché le battage médiatique, qui ternit la réputation de l’établissement et risque de lui faire perdre de l’activité. Ils ne réalisent pas que c’est la conséquence de l’absence d’écoute de la direction sur ce problème de confidentialité des données médicales ».
Le lanceur d’alerte tient toujours bon face à l’institution : il estime qu’il n’a pas fait de faute et veut retrouver son poste. C’est une question d’honneur.
La boîte noire :Caroline Coq-Chodorge est une journaliste indépendante. Elle collabore régulièrement à Mediapart. Ses précédents articles peuvent être retrouvés en cliquant ici.