23 oct. 2016 | Par Emmanuel Riondé
– Mediapart.fr – URL source: https://www.mediapart.fr/journal/france/231016/toulouse-patine-sur-l-hebergement-d-urgence
Depuis des mois, le 115 de la Veille sociale toulousaine est sur-saturé. Seul 1 appel sur 20 débouche sur un hébergement qui peut se résumer à une nuit d’hôtel. Tandis que la préfecture attend bien souvent d’être contrainte au rapport de force par les associations, le département vient d’être condamné par la justice. Du côté de la ville, on admet une carence historique.
Toulouse, correspondance.- Malik, 35 ans, soudanais, est arrivé en France il y a 17 mois, après la trajectoire usuelle, qu’il raconte un triste sourire aux lèvres : Libye, Méditerranée, Italie, Vintimille. Il a ensuite gagné Paris, puis Calais, puis Lens. Sa fille y est née. Mais la cité du nord s’est vite avérée « trop petite et sans travail » pour ce conducteur d’engin, qui a exercé dans l’industrie pétrolière comme l’atteste le CV qu’il a dans la poche. Alors, il y a deux mois, déjà détenteur du statut de réfugié, il a débarqué ici, à Toulouse, chez un cousin qui les a hébergés, lui, sa femme étudiante et leur fille. « Mais il a une petite maison et ne peut pas nous garder longtemps. » À la rue, Malik et sa famille ont rejoint la petite cinquantaine de sans-logis qui, le 26 septembre, ont planté leurs tentes devant la Veille sociale, au cœur de la ville. Trois jours plus tard, lorsque les services de la mairie et du département se sont rendus sur place pour « travailler sur des propositions de prise en charge », ils n’étaient pas loin de 130, dont un bon tiers d’enfants. Le mot était passé et l’effectif avait gonflé. Au total, 103 personnes ont été relogées ou hébergées provisoirement.
C’est le dernier épisode en date d’une série qui, ces derniers mois, a mis en exergue les tensions qui s’exercent dans le département autour de l’hébergement d’urgence. Impossible de savoir avec exactitude combien de personnes sont aujourd’hui privées d’hébergement à Toulouse et dans son agglomération. « C’est difficile, un tel recensement ne peut pas être précis », note Daniel Rougé, troisième adjoint au maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc (LR), chargé de la coordination des politiques de solidarité et des affaires sociales. Selon lui, il y aurait cependant « entre 1 000 et 1 500 ressortissants européens précaires, essentiellement installés dans des campements, environ 250 SDF sédentarisés et autant qui sont de passage ». François Piquemal, porte-parole du DAL Toulouse, donne une fourchette plus large : « Entre les squats, ceux qui sont provisoirement logés chez des tiers, ceux qui vivent dans des voitures, on estime que c’est entre 2 000 et 4 000 personnes. »Les épisodes survenus depuis le début de l’année confirment que l’enjeu n’est pas mince. Liste non exhaustive : le 25 mai, les familles syriennes installées depuis un an dans un immeuble désaffecté de la cité des Izards en sont expulsées ; un peu plus de 120 personnes sont relogées, une cinquantaine d’autres s’évanouissent dans la nature. Deux mois plus tard, le 25 juillet, le bidonville de Montaudran, où vivaient près de 400 « ressortissants européens précaires » (REP), essentiellement des Roms et des Bulgares, est évacué, avec là encore du relogement plus ou moins provisoire à la clef. De son côté, le DAL a mené deux luttes en février puis en juin-juillet qui ont permis le relogement de 36 puis de 61 personnes sans abri. L’organisation vient de lancer, mi-octobre, une campagne pour les enfants scolarisés non ou mal logés. Enfin, le 19 septembre, 75 personnes, dont 25 enfants, fraîchement évacuées d’un squat, occupaient un bâtiment vide de l’hôpital Purpan. Dans la lettre ouverte qu’ils adressent au directeur de l’établissement, les squatteurs précisent : « Nous avons fait les démarches administratives nécessaires pour tenter d’accéder à un hébergement ou à un logement. Mais face aux critères de plus en plus stricts du marché de l’immobilier, au laisser-faire des pouvoirs publics, et au manque de places d’hébergement d’urgence, nous nous retrouvons contraint-e-s de nous mettre à l’abri dans des bâtiments vides et abandonnés, pour ne pas être à la rue et dans l’insécurité. » Une insécurité bien présente, par exemple, dans le squat du quartier des Arènes, où cohabitent depuis un an et demi plus de 300 personnes. Les associations alertent sur les pratiques mafieuses et les cas de prostitution qui s’y développent.
Interrogée sur ces différents cas, la préfecture, qui abrite la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS), se borne à communiquer quelques chiffres valorisants : un dispositif d’accueil, d’hébergement et d’insertion des sans-abri comptant « 2 338 places, dont 873 places d’hébergement d’urgence ». Et un accroissement des prises en charge hôtelières durant la période hivernale : 470 personnes en mars 2016 contre 267 actuellement.
Chaque jour, le Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO, englobant la Veille sociale) signale 50 à 80 familles en quête d’hébergement à la DDCS toulousaine. « Au 115, on décroche pour seulement environ 10 % des appels qui nous sont adressés, on ne peut pas faire plus, résume Sylvie Fernandez, déléguée du personnel CGT de la Veille sociale de Toulouse. Et on donne une réponse positive à 8 à 13 % d’entre eux. Réponse positive qui peut être un placement dans un foyer mais aussi une simple nuit en hôtel ou dans un foyer. Nous disposons de 950 places en foyer à Toulouse. Auxquelles il faut ajouter l’enveloppe de l’État qui varie [les places en hôtel de la préfecture – ndlr]. Tout est archiplein et on estime à 1 000 le nombre de personnes qui seront dans la rue cet hiver. »
À Toulouse, qui exerce une forte attractivité régionale, le foncier est rare et cher. Rendu public en mai 2014, le « diagnostic territorial partagé 360° du sans-abrisme au mal-logement sur la Haute Garonne » fait le constat d’un parc social en très forte tension – « le nombre de recours Dalo (Droit au logement opposable) déposés pour mille habitants est bien supérieur en Haute-Garonne, comparé aux moyennes régionale et nationale » – et note « une saturation du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile qui touche l’hébergement généraliste (notamment d’urgence) ». Entre 2007 et 2013, le nombre de demandeurs d’asile à Toulouse est passé de 430 à 827. Dans ce contexte, le rapport préconise notamment de « desserrer et dénouer l’engorgement des structures d’urgence en créant des places d’insertion et de logement adapté accompagné et des logements à loyers très modérés […] ».
Selon Sylvie Fernandez, « c’est l’État qui est en cause : il ne prend clairement pas la mesure de la précarité et de la mise à l’abri nécessaire pour des milliers de gens. Il faut aujourd’hui débloquer la chaîne entre la rue et le logement : mettre en place un plus grand nombre d’hébergements d’urgence ; faire en sorte que le temps d’attente pour accéder aux HLM se réduise ; ouvrir d’autres Cada pour les demandeurs d’asile ; éventuellement réquisitionner des bâtiments d’État… ».
Mineurs isolés
[[lire_aussi]]
Lors des luttes menées en février et juillet, « les négociations avec la préfecture ont été longues, âpres et compliquées, rappelle de son côté François Piquemal. Mais le résultat a prouvé que quand il le veut vraiment, l’État peut trouver des solutions… ». Parmi ces solutions possibles, ce chiffre, donné il y a quelques années par le ministère du logement, de 4 344 logements réquisitionnables à Toulouse. « On peut vous montrer tout de suite une dizaine d’immeubles de bureaux vides en ville et dans la périphérie, assure le porte-parole du DAL. Ce sont, pour beaucoup, des groupes privés qui se les revendent sans cesse et certains sont inoccupés depuis des années. » Interrogée sur les potentialités en matière de réquisitions autour de Toulouse, la préfecture n’a pas répondu.
Mais pour ce qui est de l’hébergement d’urgence, le département a lui aussi des responsabilités, comme l’a rappelé le 13 juillet dernier le Conseil d’État. Le 12 avril dernier, celui de la Haute-Garonne, présidé par Georges Méric (PS), a décidé de ne plus accueillir à l’hôtel de femmes enceintes ou mères isolées avec enfant de moins de trois ans, ni de mineur étranger isolé. Une décision qui a entraîné une pression supplémentaire sur le 115 (entre 50 et 60 mineurs isolés arrivent chaque mois en Haute-Garonne) et provoqué la colère des associations et des travailleurs sociaux. « Ça n’a pas de sens de mettre de l’argent dans de la résidence hôtelière, se défend Arnaud Simion, vice-président du conseil départemental, chargé de l’action sociale. À budget constant, nous avons créé, avec l’Association nationale de recherche et d’action solidaire (Anras), une plateforme d’accueil pour mineurs isolés. L’idée, c’est d’aller vers 450 places en trois ans. Et on travaille sur des mesures concrètes telles que l’aide éducative à domicile et l’aide éducative en milieu ouvert. » La plateforme a commencé son activité cet été. Sans convaincre les militants du collectif Autonomie, créé en 2014 et réunissant des travailleurs sociaux, professeurs, avocats, juristes et simples militants, qui rencontrent et accompagnent les jeunes primo-arrivants déboutés de la prise en charge du département. « Cette plateforme d’accueil, c’est juste une gare de triage, s’indigne Stefan, militant du collectif. Le conseil a ficelé son discours et ils veulent du chiffre. Mais la réalité est que beaucoup de ces enfants ne bénéficient pas d’un suivi global sérieux. » Ce qu’indique assez sèchement une ordonnance judiciaire du 20 septembre. À la suite d’une procédure déclenchée en août dernier par un mineur ivoirien placé à l’aide sociale à l’enfance (ASE) et sollicitant une mesure de tutelle, le TGI de Toulouse souligne dans ses rendus « les violations graves et persistantes des droits fondamentaux […] commises à l’occasion de la prise en charge actuelle du mineur par les services de l’aide sociale à l’enfance ». Et injonction est faite au conseil départemental de lui trouver « une place en foyer », d’assurer « la présence effective d’un éducateur à ses côtés » ou encore de lui fournir une « vêture complète et adaptée à toutes les conditions climatiques ». Avec une pénalité de 130 euros par jour de retard dans l’exécution des injonctions. D’autres audiences sont à venir.
Dans cette situation où services de l’État et du département peinent à assumer leurs responsabilités, Daniel Rougé joue sur du velours. Louant ses bons rapports avec le « tissu associatif » – dont certains responsables le décrivent en retour comme un « gaulliste social » plutôt de bonne volonté –, l’adjoint vante les bienfaits de ce qu’il appelle « la méthode à la toulousaine ». « On essaie le plus possible d’éviter les évacuations “sèches”, explique-t-il. Quand on évacue, on fournit un hébergement et on le fait en diffus, c’est-à-dire qu’on tente de composer sur mesure des habitats pour les familles et on scolarise les enfants dans les quartiers. On veut éviter tout regroupement, toute concentration : c’est mal vécu par le voisinage et ça complique l’insertion. » Pour lui, les difficultés toulousaines en matière d’hébergement d’urgence ont deux raisons : « D’une part, Toulouse a ce retard historique sur les places qui n’a jamais été compensé. Mais on se retrouve aussi avec de plus en plus de personnes dans les rues qui ne devraient pas y être. Aujourd’hui, on connaît les pays en guerre. On devrait pouvoir aller plus vite dans l’octroi et le refus du statut de réfugiés. Dans la rue, il y a des gens déboutés du droit d’asile ou sous le coup d’OQTF [obligation de quitter le territoire français – ndlr]… C’est un effet boule de neige, les villes attirent parce qu’elles offrent plus de possibilités de trouver une économie de subsistance. Ce qu’on paie, c’est la temporalité décalée de cette affaire. »
Tranquille capitale de la nouvelle région Occitanie, Toulouse serait-elle rattrapée par les dures réalités de la géopolitique internationale quand il faut fournir un toit à d’autres arrivants que les cadres d’Airbus ? Sur les 8 630 places de Cada supplémentaires dont le ministère de l’intérieur a annoncé la création pour 2016, 1 115 devraient être ouvertes dans la région. Ça pourrait ne pas suffire et le comptage des nuits d’hôtel, à 19 euros la nuitée, « solutions » insécurisantes, provisoires et socialement stériles, devrait continuer encore quelque temps d’occuper les agents de la DDCS. « S’il y avait une vraie vision de l’accueil, on en économiserait des milliers, commente avec agacement François Piquemal. Mais il faudrait un peu plus de courage politique. »