Les revirements de Martin Hirsch à l’AP-HP et l’abandon de son projet de réaménagement du temps de travail n’ont pas apaisé la colère du personnel hospitalier, ni brisé le front syndical. Ces quatre semaines de conflit ont un seul mérite : dévoiler l’impasse budgétaire dans laquelle le gouvernement conduit l’hôpital.
À l’AP-HP, Martin Hirsch est en bien mauvaise posture. Quatre semaines de conflit social, sans une seule minute de négociation avec les syndicats, signe l’échec de sa méthode. Sur le sujet sensible du temps de travail, intriqué avec la vie privée, déjà éprouvé par les plans d’économies successifs, il a voulu imposer ses vues aux 75 000 personnels non médicaux de l’AP-HP. En supprimant 5 des 20 jours de RTT des agents, il promettait de renforcer la présence des soignants au lit des malades. Mais personne ne l’a cru, car l’AP-HP doit réaliser 150 millions d’euros d’économies en 2015, dont 20 à 30 millions d’euros sur la masse salariale.
D’errements en revirements, il a finalement abandonné son projet de réforme et tendu la main aux syndicats. Dans un courrier qu’il leur a adressé vendredi 12 juin, il admet : « La négociation sociale n’a pu véritablement s’engager et les instances consultatives du personnel, tant au niveau central que local, sont menacées de paralysie. » Il abandonne son projet et propose que s’ouvrent « des espaces d’expression et de discussion » sur « l’organisation et les conditions de travail » dans des services volontaires. Il n’est même plus question du temps de travail. À partir de cet état des lieux, la direction fera de nouvelles propositions. Bravache, il vise même « un accord majoritaire », c’est-à-dire incluant la signature de la CGT majoritaire et peu accommodante.
Mais l’intersyndicale, qui offre un front toujours uni, de Sud à la CFDT, a rejeté mardi cette main tendue. Elle craint « des expérimentations pendant l’été, donc un passage en force ». Mais surtout, « la colère ne retombe pas, assure Rose-May Rousseau, secrétaire générale de la CGT à l’AP-HP. Nos délégués ne veulent pas que le mouvement faiblisse. Car les personnels expriment une souffrance au travail trop longtemps contenue ». L’appel à la grève ce jeudi 18 juin a été maintenu et entendu. Si les manifestants étaient moins nombreux que les 21, 28 mai et 11 juin, ils étaient tout de même plusieurs milliers rassemblés au pied du siège de l’AP-HP.
Martin Hirsch a écorné son image sociale, construite à la présidence d’Emmaüs, puis comme haut commissaire aux solidarités actives de 2007 à 2010, où il a conçu le RSA. Les agents de l’AP-HP ont été blessés par son manque de considération envers la réalité de leurs conditions de travail. Ils voient une forme de duplicité chez le directeur général. « M. Martin à Emmaüs, M. Hirsch à l’AP-HP », pouvait-on lire sur une bannière de manifestants. Les syndicats s’interrogent : « Sommes-nous face à un haut fonctionnaire ou un homme politique ? »
« Martin Hirsch est un kouchnérien : il pense qu’avec une très grande volonté, il peut convaincre tout le monde de le suivre », analyse Patrick Pelloux, le président de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf) et membre de la Commission médicale d’établissement (CME) de l’AP-HP. Martin Hirsch a en effet été le directeur de cabinet de Bernard Kouchner, lorsqu’il était secrétaire d’État à la santé (1998-1999).
« Les 35 heures autrement » : c’est ainsi que Martin Hirsch a voulu vendre aux personnels un renoncement à leurs acquis sociaux. Il est un adepte de la pensée positive. En créant le RSA déjà, il pensait avoir trouvé « la prestation miracle », selon le mot des chercheurs Bernard Gomel, Dominique Meda et Évelyne Serverin, auteurs d’un rapport cruel sur le « Pari perdu de la réduction de la pauvreté par le RSA ». En majorant les petits revenus avec le RSA activité, Martin Hirsch espérait sortir les chômeurs de leur « trappe à inactivité ». Cette réforme a été un lourd échec : deux tiers des bénéficiaires potentiels du RSA activité ne le demandent pas, parce que le dispositif est à la fois trop compliqué et stigmatisant. Le gouvernement a d’ailleurs fait le choix de l’abandonner au profit d’une nouvelle prime d’activité.
« Je le crois honnête, poursuit Patrick Pelloux. À l’AP-HP, il espère dégager de nouvelles marges de manœuvre en réorganisant le temps de travail. Mais je ne suis pas sûr qu’il y en ait tant que ça. » Pour le psychiatre Bernard Granger, lui aussi membre de la CME, « le sujet des RTT masque le vrai problème : les effectifs sont insuffisants au lit du malade. La productivité du personnel ne cesse d’augmenter, mais les limites sont atteintes, c’est ce qu’expriment avec force les manifestants ». « Nous sommes tous devenus des ouvriers spécialisés sur une chaîne de montage, renchérit Anne Gervais, praticien hospitalier et vice-présidente de la CME. Dans ce flux intensif, nous perdons notre engagement et notre motivation. »
Le front des médecins
Martin Hirsch aime les missions impossibles. Hier, faire passer une réforme sociale sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Aujourd’hui, communiquer sur la qualité de vie au travail, alors qu’il est chargé de mettre en œuvre un plan de rigueur sans précédent dans le plus grand CHU de France. Mais il reste un exécutant sur un siège éjectable. La ministre de la santé commence d’ailleurs à le mettre en garde : « des maladresses ont été commises », relaie son entourage. Mais Marisol Touraine « soutient la démarche de Martin Hirsch, qui est dans son rôle lorsqu’il veut faire évoluer les conditions de travail, au bénéfice du personnel et des patients. Le statu quo n’est pas possible ». Mais elle ajoute : « Les conditions de travail relèvent de la responsabilité de chaque établissement. » Une manière de prendre ses distances, au cas où Martin Hirsch se trouverait pris au piège dans la toile serrée de la contrainte budgétaire. Elle est colossale : le budget de l’AP-HP augmente de 2,05 % en 2015, ce qui implique en réalité 150 millions d’économies par rapport à une progression naturelle des dépenses de + 4 %. En 2016 et 2017, le budget sera plus contraint encore, en progression de + 1,75 % seulement.
Les médecins ont ouvert un front connexe, non contre Martin Hirsch, mais contre le gouvernement : le 9 juin dernier, la CME a « très majoritairement » rejeté les comptes pour 2015. L’avis n’est que consultatif. Mais les médecins expriment ainsi leur « refus du “matraquage” budgétaire que le gouvernement impose aux hôpitaux ». « Martin Hirsch ne peut pas se rebeller contre ce plan d’économies. Pourtant il est désespérant, parce qu’il consiste en des coups de rabot et ne porte aucune vision positive de l’hôpital », explique le psychiatre Bernard Granger. La vice-présidente de la CME, Anne Gervais, a elle refusé de participer à ce vote : « Il ne faut pas se moquer du monde. On ne vote pas quand il n’y a pas de choix. La contrainte budgétaire est externe à l’AP-HP. Et parce qu’elle est mise en œuvre dans le système de la tarification à l’activité, nous sommes sans cesse obligés d’augmenter notre activité, alors que nos tarifs baissent. Si l’on ne change rien à cela, nous sommes tous morts. Mais en trois ans, ce gouvernement n’a rien fait. Des économies sont possibles à l’hôpital, mais en ralentissant doucement le rythme, et en s’articulant bien avec la médecine de ville. Mais là encore, on en est loin. »
Le conseil de surveillance a adopté le budget 2015. Son vice-président Bernard Jomier, adjoint à la maire de Paris chargé de la santé et de l’AP-HP, s’en explique : « On peut combattre politiquement les choix budgétaires du gouvernement. Mais l’objectif de dépenses voté par le Parlement pour l’hôpital s’impose à l’AP-HP. » Il reconnaît cependant que « l’hôpital supporte des missions qui ne sont pas les siennes, parce qu’il est le dernier recours, et le déversoir de tous les problèmes d’organisation du système de santé. Or il y a un gros problème de répartition des médecins ». L’Ordre des médecins vient de rendre public son dernier Atlas de la démographie médicale : les médecins sont toujours plus nombreux et toujours plus mal répartis. La situation est la plus grave en Ile-de-France, où le nombre de médecins a chuté de 6 % entre 2007 en 2015. À Paris, sur cette même période, le nombre de médecins généralistes a chuté de 25 %.