Un sigle imprononçable pour une instance sans intérêt… Dans les entreprises du tertiaire, les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ont toujours fait ricaner les directions et bâiller les organisations syndicales. «Dans les bureaux, à part avaler un trombone, on pensait qu’il n’y avait pas de risques pour les salariés. Mais, avec la dégradation des conditions de travail, on s’est rendu compte que ça n’était pas vrai», admet Jean-Michel Daire, délégué syndical CFDT chez IBM.Déjà secouées par les pathologies liées à l’amiante, les troubles musculo-squelettiques et les cancers professionnels, les entreprises doivent désormais tenir compte, aussi, des risques psychosociaux. Harcèlement moral, excès de stress, suicides… Autant de sujets dont se saisissent les CHSCT, qui remettent en cause les organisations du travail, les objectifs et la pression sur les équipes. Au grand dam des dirigeants, qui préféreraient cantonner les interventions de ces instances aux questions industrielles. «Dans nos centres de production, les conditions de sécurité sont tellement draconiennes que la direction fait tout pour que les instances fonctionnent. Mais, pour le personnel tertiaire, c’est une autre histoire. On est dans le rapport de force permanent», note Éric Barraud de Lagerie, secrétaire cédétiste du CCE de Novartis.
Tous secteurs confondus, les dirigeants voient d’un très mauvais œil la montée en puissance des CHSCT, créés en 1982 par les lois Auroux. Déjà empêtrés dans d’interminables discussions à caractère économique avec leurs comités d’entreprise, les employeurs n’ont aucune envie d’en rajouter une couche. Des CHSCT, d’accord, à condition qu’on y parle de la qualité du papier toilette ou des méthodes de sevrage tabagique. Pas de l’organisation du travail ou des pratiques managériales ! «En CE, les directions sont sur leur terrain, celui de la stratégie ou de la finance. Mais pas en CHSCT. Elles sont beaucoup moins à l’aise quand il s’agit de discuter du travail réel», analyse Jean-Louis Vayssière, responsable de l’activité CHSCT chez Syndex. «Jusqu’à présent, les représentants du personnel n’avaient pas conscience de leur pouvoir sur les questions d’organisation du travail. Et les employeurs étaient bien contents qu’ils ne s’en préoccupent pas. Mais ça change», abonde l’avocat Pierre Bouaziz.
Des prérogatives XXL
Ce juriste fait désormais figure de bête noire pour les patrons. Ils lui doivent la récente, et honnie, jurisprudence Mornay. Le 28 novembre, la Cour de cassation a ainsi confirmé que cette institution de prévoyance ne devait pas mettre en place des entretiens annuels d’évaluation sans recueillir, au préalable, l’avis du CHSCT. Au motif que ceux-ci «pouvaient avoir une incidence sur le comportement des salariés, leur évolution de carrière et leur rémunération, et que les modalités et les enjeux de l’entretien étaient manifestement de nature à générer une pression psychologique entraînant des répercussions sur les conditions de travail». L’arrêt fait trembler les dirigeants et leurs avocats, qui s’inquiètent de voir les juges élargir sans cesse le champ des conditions de travail.
Au regard du droit, rares sont les projets qui échappent aujourd’hui aux prérogatives du CHSCT. Chargée, depuis la loi de modernisation sociale de janvier 2002, de contribuer à la sécurité et à la protection de la santé « physique et mentale » des salariés, l’instance doit être consultée «avant toute décision d’aménagement important modifiant les conditions d’hygiène et de sécurité ou les conditions de travail». Dénonciation d’accords collectifs, mise en place de primes sur objectif, refonte des grilles de classification, projet de déménagement, modification des horaires de travail, évolution du système de restauration collective… L’employeur ne peut presque plus bouger le petit doigt sans en référer aux gardiens des conditions de travail !
Et rien n’oblige ces derniers à se précipiter pour rendre leur avis. «En cas de projet important modifiant les conditions d’hygiène ou de sécurité ou les conditions de travail», le code du travail les autorise à réclamer une expertise préalable, aux frais du patron. «À l’origine, certains juristes défendaient l’idée que l’expertise devait rester exceptionnelle, pour les cas où l’entreprise ne disposait pas des compétences internes suffisantes. Mais les tribunaux en ont décidé autrement. On est passé de l’expertise de dernier recours à l’expertise de droit, justifiée dès lors qu’un projet est important», explique François Cochet, patron d’Alpha Conseil, le leader du marché.
Contester l’expertise devant le juge devient périlleux. Bon nombre d’entreprises l’ont appris à leurs dépens. Comme le cabinet Right Management, qui s’est fait retoquer ses nouvelles classifications, introduisant des critères comportementaux. Ou Novartis, recalé sur deux projets visant à former à distance les visiteurs médicaux et à modifier ses répertoires de métiers. Ou enfin le centre d’appels Timing, qui a perdu dix-huit mois dans son projet de renégociation de ses accords collectifs. En cause, notamment, la réduction de deux secondes du délai entre deux appels téléphoniques pour les téléopérateurs. «Comme on ne peut pas jouer la santé des salariés à la roulette russe, les CHSCT sont en position de force. Le juge préfère, par précaution, faire perdre trois mois à l’entreprise en ordonnant une expertise plutôt que de prendre le moindre risque», remarque l’avocat Vincent Caron, responsable du département santé et sécurité au travail chez Fidal.
En cas de « risque grave » pour la santé des salariés, les CHSCT ont également toute latitude pour réclamer des expertises. À condition d’avoir des éléments solides. Une arme que les instances hésitent de moins en moins à utiliser. «À force de subir et d’accepter des contraintes pour garder leur emploi, les salariés craquent. Le problème existe depuis longtemps. Mais sans la vague de suicides chez Renault et PSA, on n’en parlerait pas », souligne le cégétiste Mohand Chekal, de Canon France. Mis en relief lors d’une expertise économique, les problèmes de souffrance au travail ont conduit, à l’automne 2006, six CHSCT de l’entreprise à voter des expertises. Cinq d’entre eux ont eu gain de cause devant les tribunaux. En mai 2006, le CHSCT de l’Intermarché de Rochefort-sur-Nenon, dans le Jura, a aussi obtenu le feu vert de la cour d’appel de Besançon. Les juges ont estimé recevable la demande de l’instance qui s’appuyait sur l’augmentation de l’absentéisme et des accidents du travail.
Les patrons qui ignorent les préconisations des experts et les recommandations de leur CHSCT peuvent le payer cher. «Passer outre s’avère de plus en plus délicat. Car il pèse désormais sur l’employeur une obligation de résultat en matière de santé et de sécurité », rappelle Vincent Caron. Et ce depuis les fameux arrêts « amiante » de février 2002. En cas de pépin grave, le patron négligent ne pourra pas feindre l’ignorance du risque, ou arguer de ses efforts pour l’éliminer. La faute inexcusable et la condamnation pénale lui pendent au nez. «Potentiellement, le CHSCT a plus de pouvoir que le CE. Il a les moyens de contraindre l’entreprise à modifier ou à annuler un projet. Pas seulement de le retarder », prévient l’avocat Samuel Gaillard. En février dernier, la Cour de cassation a ainsi confirmé la suspension d’un projet de Snecma Moteurs visant à modifier l’organisation du travail dans la centrale de production d’énergie de son usine de Gennevilliers. S’appuyant, notamment, sur l’expertise du CHSCT, les juges ont confirmé que la nouvelle organisation « était de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs concernés ».
Pour les dirigeants, qui ne veulent pas s’exprimer sur le sujet, la pilule est amère. Contraints de payer des expertises, qu’ils jugent inutiles, et de s’en inspirer, ils se posent volontiers en victimes de la réglementation française. À tort. «Les dirigeants dignes de ce nom ne lancent pas des projets qui touchent à l’organisation du travail sans réfléchir à leurs incidences sur la santé et les conditions de travail de leurs salariés. Sinon, ce sont des marchands de soupe», lance l’avocat Pierre Bouaziz. La prise de conscience est néanmoins très lente. Chasse aux temps morts, pression sur les objectifs, réduction des coûts, regroupements de sites… Les projets d’entreprise intègrent rarement le bien-être des collaborateurs. «Beaucoup de DRH n’ont toujours pas compris la différence entre l’emploi et le travail. La plupart des directions préfèrent rester dans l’ignorance ou le déni », constate Valérie Pérot, du cabinet Aepact.
Passages en force
Sur le terrain, la guérilla entre entreprises et CHSCT ne fait que commencer. Conscients du manque de formation de leurs élus, et de leur inégale combativité, les syndicats cherchent encore à les faire monter en compétences et à y nommer davantage de cadors. Idem du côté des entreprises, qui multiplient les formations pour leurs présidents de CHSCT. Sans pour autant renoncer à passer en force. «Les pouvoirs de cette instance sont réels mais souvent potentiels. On voit encore énormément d’employeurs qui instrumentalisent les conditions de travail en faisant du chantage à l’emploi», assure Jean-Claude Delgenes, patron du cabinet Technologia.
Chez IBM, le tout récent déménagement des troupes de Noisy-le-Grand dans un bâtiment plus petit n’a donné lieu à aucune consultation. Le spécialiste du crédit Cetelem a, lui, fermé à l’automne ses 90 agences commerciales et regroupé les salariés sur sept plates-formes téléphoniques sans qu’aucun des neuf CHSCT ne fasse de la résistance. «Les instances ont laissé libre cours à la restructuration », dénonce le cégétiste Michel Cei. Le syndicaliste a, depuis, repris la tête de l’une d’elles et fait voter deux expertises pour risque grave portant sur les téléopérateurs et les commerciaux de l’activité « prêts automobiles ». Avec la ferme intention d’obliger son employeur à revenir dans les clous. Pour les experts et les avocats, le CHSCT pourrait bien devenir le nouveau fromage…