« Quand un infirmier a peur de tuer un gamin, c’est qu’il y a un souci »

Source : Rue 89

Emilie Brouze | Journaliste Rue89

Problèmes d’effectif et de logement, surmenage : les infirmiers de l’hôpital pour enfants Necker, à Paris, témoignent d’une dérive du système hospitalier.

Parce qu’« on joue avec la vie des enfants », Marc Marlier veut témoigner. Le « petit infirmier » a par moment la voix qui se casse quand il parle des conditions de travail de son service, miné par le manque de personnel. Il œuvre pourtant dans le plus prestigieux hôpital français, référence mondiale pour les enfants malades : Necker, à Paris.

Marc se souvient de son arrivée dans le service de néphrologie pédiatrique (maladies des reins), il y a quatre ans : « C’était génial. » Peu à peu, il a vu les conditions se dégrader. A tel point qu’il sent aujourd’hui qu’une dangereuse limite est franchie : celle de la qualité des soins. « Je ne supporte plus la situation. »

Rue89 a rencontré Marc juste avant son départ pour une année sabbatique.

« On bosse en flux tendu »

Pénurie d’infirmiers

Au 1er janvier 2010, 520 000 infirmiers étaient en activité [PDF] en France. Malgré leur constante augmentation, ils ne sont pas assez nombreux – d’autant que les besoins grandissent car la population vieillit.

Les infirmiers sont inégalement répartis sur le territoire : l’Ile-de-France est l’une des régions à enregistrer la densité la plus faible. Dans les formations, les inscriptions sont encore insuffisantes pour combler le manque. Infirmier fera partie des métiers les plus recherchés en 2015.

Il y a quatre ans, ils étaient trois infirmiers pour douze lits, raconte Marc. Puis ceux qui partaient n’étaient pas souvent remplacés.

Ils sont désormais deux la journée et deux la nuit à courir le long des deux ailes du service :

« On bosse en flux tendu. »

Faute de personnel, l’hôpital est contraint par moment de fermer des lits. Et de faire appel à des intérimaires ou des infirmiers d’autres unités pour former les binômes :

« Quand ils débarquent, ils ont cinq minutes pour s’adapter alors que le temps normal pour connaître les spécificités d’un service, c’est un mois. Alors ils ne peuvent pas suivre. »

Débordés, les infirmiers voient leurs horaires s’allonger. Les vacances d’été se posent jusqu’à octobre. Le personnel travaille trois week-ends sur quatre (au lieu de deux par mois). Marc dit n’avoir plus le temps de prendre ses pauses.

Quand un collègue est malade, il n’y a souvent personne pour le remplacer. Ces dernières semaines, Marc a même été forcé à deux reprises d’enchaîner deux gardes, de 6h30 à 22 heures, en ayant « à peine le temps de boire un verre d’eau ».

« Les enfants ne doivent pas voir notre détresse »

« On est surmenés. Une personne crevée n’est pas dans les conditions optimales pour travailler. Combien de temps on va tenir ? »

Marc cite le cas d’une collègue qui n’a pas eu le temps de déjeuner et qui est tombée dans les pommes à la fin de son service. Ou une autre, à bout, qui se cachait dans la cage d’escaliers pour pleurer, « car les enfants ne doivent pas voir notre détresse ».

« On prend sur nous », assure le jeune homme qui affirme que chacun « se donne à fond » et garde le sourire devant les parents :

« C’est un boulot que vous ne pouvez pas faire à moitié. D’autant qu’il s’agit d’enfants. »

Dans ce service de Necker, médecins et infirmiers traitent de pathologies lourdes et rares (certaines maladies sont soignées une seule fois dans l’année). Les patients viennent de Paris, de province et parfois de l’étranger.

La réponse de Necker

Contacté par Rue89, Eric Roussel, directeur des soins à l’hôpital Necker, se dit « surpris » par le témoignage. « On n’est pas en sous-effectif, on est aujourd’hui au quasi plein emploi. » Il précise : « Le quotidien des infirmiers peut être plus difficile par moment à cause du turnover. » Il décrit des phases de recrutement favorables (au moment de la sortie des écoles) et de nombreux départs qui s’étalent sur l’année.

Le turnover des 1 100 infirmiers est d’environ 20%. La faute au logement, trop cher dans la capitale : « L’hôpital met à disposition des studios à bas pris pour six mois mais c’est sûr que le nombre de logements ne permet pas d’héberger tout le monde. » Mais pas seulement : « Beaucoup de professionnels viennent se faire un CV ici puis partent trouver un poste ailleurs. »

« Peur de tuer un gamin »

A cause du sous-effectif, les infirmiers n’ont plus le temps d’accueillir les petits patients convenablement. Marc s’inquiète de ne « plus avoir de garde-fous » dans son travail :

« Quand les infirmiers ont peur de tuer un gamin à la fin de la journée, c’est qu’il y a un souci. »

Il prend l’exemple d’un soin particulier, qui, une fois prodigué, oblige l’infirmier à rester une heure devant l’enfant. Difficile avec ce rythme, « alors toutes les cinq minutes vous courez pour voir si tout va bien. »

Marc raconte que parfois, les parents prennent conscience du sous-effectif quand ils attendent l’infirmier dix minutes après l’avoir sonné. Certains s’énervent :

« On les comprend. Mais c’est partout pareil. Et là, on prend conscience avec eux que le système de santé est en train de changer. »

A Paris, le gros problème du logement

Comment en est-on arrivé là ? Marc explique :

« L’hôpital nous assure qu’ils ont une politique de recrutement intensif mais qu’ils n’arrivent pas à embaucher… »

Dans le service, le turnover est important. Avec un tel rythme de travail, difficile de convaincre les jeunes stagiaires de rester.

Autre problème important, spécifique à la capitale : le logement. L’Assistance publique n’a pas assez d’appartements pour héberger le personnel. Les salaires d’infirmiers (entre 1 400 et 1 600 euros par mois) permettent difficilement de supporter les loyers parisiens.

Eloignés du centre, certains dans le service font deux heures de RER chaque jour pour venir travailler à Necker. Beaucoup de mères de familles, fatiguées, finissent par quitter l’hôpital comme Anne (le prénom a été changé), une ancienne collègue de Marc.

Contactée par Rue89, elle se souvient du rythme « épuisant » après la naissance de son premier enfant :

« Petit à petit, on s’est éloignés de Paris. J’avais beaucoup de route, ras-le-bol des conditions de travail… Je suis partie travailler en banlieue parisienne. »

Résultat : il reste peu d’infirmiers expérimentés dans le service, qui sont pourtant des éléments importants. Les anciens ont l’habitude d’effectuer certains soins particulièrement techniques, de gérer les urgences et ils forment les jeunes.

L’hôpital rentable est « illusoire »

Making of
Malgré les craintes de son entourage, l’infirmier a tenu à témoigner sans se cacher – « Il faut bien nommer les choses. » Depuis que nous avons rencontré Marc, trois infirmiers ont été recrutés dans le service –- ce qui a amélioré le rythme de travail.

Marc Marlier craint la dérive du système hospitalier. Au delà du problème d’effectif, il pointe les « coupures budgétaires » (relatives aussi à des « problèmes d’organisation ») : l’infirmier explique que parfois, il est obligé d’aller piquer une compresse au service voisin pour faire un soin ou d’ébouillanter chez lui sa blouse, la lingerie ne suivant pas la cadence.

« Il faut faire quelque chose », conclut Marc :

« Je crois que c’est illusoire de rendre l’hôpital rentable. On s’en fout des problèmes d’argent, on sauve des gamins ! »

Marc Marlier pense choisir son candidat à la présidentielle en fonction de son programme santé. Un peu désillusionné, il admet n’espérer qu’un changement politique.

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